Décrire, figurer, imaginer : le mythe de l’Eldorado
Comment faire l’histoire d’un endroit qui n’existe pas ? Un pays merveilleux où l’or recouvre tout, une contrée qui ferait la fortune de son découvreur. Le mythe de l’El Dorado, censé se situer en Amazonie, est celui des cités d’or, qui apparaît peu après la découverte de l’Amérique. Aussi appelées « cités de Cibola », les cités d’or sont un fantasme pur du conquistador.
A l’origine de cette histoire, il y a des Européens ébahis par la richesse des civilisations
précolombiennes, Aztèques et Incas en tête, et qui rêvent d’une cité merveilleuse où les rues seraient pavées d’or. Quiconque découvrirait ces fameuses cités d’or obtiendrait
immédiatement une richesse infinie.
Les civilisations précolombiennes, cad qui étaient là avant la conquête européenne, ont en effet beaucoup utilisé l’or. Mais, contrairement aux Européens, les précolombiens n’utilisaient pas l’or pour sa valeur marchande mais pour ses qualités religieuses. L’or était le métal par excellence des offrandes, représentant des dieux. En Amérique précolombienne, l’or ne circulait pas dans l’économie régulière, mais était plutôt stocké dans les temples ou les palais.
Le mythe des cités d’or vient en partie de Christophe Colomb lui-même. Après tout, en acceptant de financer son voyage, le roi d’Espagne lui a demandé de trouver de l’or “quoi qu’il en coûte”. S’il veut convaincre le roi de continuer à financer ses expéditions, il doit à tout prix ramener de l’or du Nouveau Monde, ou au moins faire croire qu’il y en a. Au cours de ses séjours en Espagne, entre ses différents voyages, il alimente les mythes concernant les merveilles du Nouveau-Monde. Selon lui, les cités d’or quand elles seront trouvées permettront de reprendre Jérusalem aux musulmans. Un programme ambitieux pour notre cher Colomb…
Une vingtaine d’années plus tard (1521-1522), l’expédition d’Hernan Cortez au Mexique met la main sur d’énormes quantités d’or. Hébergés par les Aztèques dans un palais de la capitale, les Espagnols y découvrent une chambre secrète. C’est là que Moctezuma, l’empereur aztèque, avait entreposé son trésor. La somme colossale de métal précieux relance alors le mythe d’un pays merveilleux d’où proviendraient toutes ces richesses. Colomb disait peut-être vrai.
L’épisode qui a sans doute le plus contribué à cette croyance se déroule en Amérique du Sud, c’est celui de la rançon d’Atahualpa en 1532. Atahualpa est le dernier empereur des Incas. Il est capturé par le conquistador Francisco Pizarro et ses hommes. Atahualpa propose pour recouvrer sa liberté, de payer une rançon en or et en argent. Il fait pour cela parvenir de toutes les régions de son empire une fortune phénoménale. Finalement, c’est près de 12 tonnes d’or et d’argent qui sont convoyées à travers les Andes pour libérer le souverain. Les conquistadors n’en croient pas leurs yeux, ils sont persuadés d’avoir enfin trouvé les cités d’or. Dans les mois qui suivent, le roi d’Espagne, Charles Quint, reçoit au total 33 tonnes d’or et 86 tonnes d’argent en provenance du Pérou. Le filon inca semble intarissable. D’où l’expression « C'est le Pérou » qui désigne quelque chose de grande valeur.
En espagnol, El Dorado signifie simplement « le doré ». El Dorado serait le roi d’une contrée fabuleuse, située loin dans la forêt qui s’étend au pied des Andes, la forêt amazonienne. Ce roi des Chibchas (Colombie) aurait pour coutume de se recouvrir de poudre d’or pour se baigner dans le lac de Guatavita. Cet homme doré était vraisemblablement le chef de la tribu et ce rituel aurait été pratiqué pour célébrer le fait qu’il accède au pouvoir.
En 1536, lorsque les Espagnols entendent parler du mythe de l’homme doré par les Indiens, ils sont persuadés qu’il s’agit du fameux pays des cités d’or. De nombreux aventuriers partent alors à la recherche d’El Dorado en Amérique du Sud, depuis le Pérou, mais aussi l'Équateur, la Colombie, le Venezuela et la Guyane.
L’expédition la plus célèbre qui est partie à la recherche d’El Dorado, c’est sans aucun doute celle de Pedro de Ursua et Lope de Aguirre en 1560. Par ses nombreuses péripéties et la folie de son chef rebelle, elle symbolise presque à elle seule la quête désespérée des conquistadors.
Le cinéaste allemand Werner Herzog en a même fait un long métrage en 1972, Aguirre, la colère de Dieu. Ce film est resté célèbre pour avoir été le tournage le plus chaotique et dangereux de l’histoire car réalisé dans des conditions proches de celles de l’époque,
à base de menaces de morts entre membres de l’équipe et de radeaux dérivants sur l’Amazone => Film d’Herzog : « Aguirre, la colère de Dieu » (90 ‘) https://www.youtube.com/watch?v=vZJfIPWXtaU ou https://drive.google.com/file/d/1a5986QHnqKoJL_ixauZ6kOYKKksQCftf/view?usp=sharing
Quoi qu’il en soit, l’expédition de Lope de Aguirre constitue l’une des tentatives les plus abouties pour explorer l’Amazonie à la recherche d’El Dorado. L’expédition est sous les ordres de Pedro de Ursua, délégué par le gouverneur espagnol du Pérou. Ursua réunit des vivres, des munitions et du matériel, notamment de quoi construire des bateaux pour descendre le fleuve. Il emmène aussi avec lui 300 Espagnols, de nombreux Indiens. L’expédition se met en route le 26 septembre 1560. Mal préparés, les Espagnols souffrent de la famine dès qu’ils ne croisent pas un village indigène pendant plusieurs jours. Au bout d’une année dans la jungle amazonienne, les soldats parlent de rentrer au Pérou et d’abandonner leur chef, ne croyant plus trouver El Dorado. Un vent de révolte souffle sur l’expédition. C’est là qu’intervient Aguirre, personnage cruel et sanguinaire, qui symbolise le mieux les débordements de violence et de cruauté des conquistadores. Mégalomane et charismatique, il réussit à convaincre les rebelles d’assassiner Ursua et abreuve de belles paroles tous ceux qui restent sceptiques sur la réussite de l’expédition. Avec la participation d'Aguirre, les mutins assassinent Ursúa qu'ils remplacent par Guzmán. Lope de Aguirre fait sacrer Fernando de Guzmán « Prince du Pérou ». Mais, rapidement, Aguirre fait assassiner Guzmán et ses fidèles. Affamés, les mutins mangent les chevaux, pillent les villages et massacrent leurs habitants. Aguirre voyant qu’El Dorado n’est pas dans la région, abandonne sa recherche. Peut-être sait-il que s’il y a des richesses à trouver, elles sont dans les mines du Pérou ? Son projet est de débarquer et de renverser le gouverneur du Pérou pour prendre le pouvoir contre le pouvoir royal. Le 27 octobre 1561, il poignarde sa propre fille avant de mourir sous les balles de ses hommes. Son corps, découpé en quartiers, est empalé sur des pieux et sa tête exposée dans une cage sur la place de la ville d'El Tocuyo (actuel Venezuela).
Symbole de la folie des hommes, El Dorado perd de son attrait au XVIIe siècle. Les explorations qui suivront, menées avec science et rigueur au XVIIIe et XIXe siècle, par Charles de La Condamine ou Alexander von Humboldt, relèguent définitivement cette histoire au rang des contes pour enfants. Entre temps, on a découvert des filons bien réels en Californie et en Australie, qui font oublier aux chercheurs d’or l’Amazonie.
La recherche d’El Dorado, c’est donc avant tout une histoire tragique. Des milliers d’hommes y ont perdu la vie, des Européens qui suivaient leurs chefs assoiffés d’or, mais surtout de très nombreux Indiens, porteurs et guides des expéditions, ou victimes des pillages et des destructions sur leur passage.
Leçons du mythe:
Cette cité merveilleuse est entrée dans la postérité. El Dorado existe, mais ce n’est pas ce qu’imaginaient les conquistadors : une richesse facile et immédiate. Dans cette histoire, seul Aguirre avait compris qu’El Dorado, c’était les mines du continent américain. Des mines qui ont été exploitées pendant des siècles par des civilisations qui offraient le métal à leurs dieux. C’est le travail humain, lent et pénible qui avait créé ces richesses, pas une puissance magique et absolue.
Les conquistadors, même après avoir pillé des centaines de tonnes d’or et d’argent en voulaient encore davantage et ne se sont pas aperçus qu’ils étaient en train de ruiner et ravager cet El Dorado en massacrant les Indiens. Leur soif de richesse infinie les a totalement aveuglés, comme elle aveugle toujours ceux qui cherchent la fortune instantanée au mépris des peuples amérindiens et de l’environnement, les conquistadors d’aujourd’hui.
Véritable rêve de conquistador, la croyance en l'existence d'une ou de plusieurs « cités d'or» sur le territoire américain anime les expéditions sur l'Amazone. L'Eldorado, c'est donc l'objet même du désir matérialiste, une forme d'utopie étonnante puisqu'elle manifeste un idéal de richesse - pur oxymore de la modernité - qui se révèle le plus puissant moteur pour la conquête de l'Amérique, tant vers le sud que vers le nord, où l'on évoque là, plus concrètement, une « ruée vers l'or ». Le paradis des Temps modernes est donc métallique : plus d'arbre de la connaissance mais des mines qu'il faut découvrir, plus de jardin à cultiver mais des ressources à exploiter => Cf. mythe et complexe de Midas.
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