DECENTRATION (Technique de)
L’onirothérapie d’intégration utilise la décentration comme mise en condition d’un sujet afin d’obtenir un surgissement spontané d’images mentales. Le sujet est habituellement allongé, les yeux fermés, dans une pièce obscure ou aux éclairages très atténués. Il lui est demandé d’oublier ce qu’il peut savoir de la concentration et de la relaxation. Par définition, la concentration implique un effort d’attention sur un département sensoriel ou sur une fonction sensorielle. Ici le sujet doit s’abstenir de tout effort, d’où le nom de décentration donné à la technique. Toute attention doit s’effacer pour une attente. Le but de la mise en condition n’est pas la recherche d’un état de relaxation, puisqu’il convient ici d’accepter les contractures qui précèdent généralement, et parfois de façon douloureuse, le stade de dissociation de l’image corporelle. Initialement, la technique digitale peut faciliter l’entrée dans cet état d’attente passive. Le sujet est amené à abandonner les filtrages habituels imposés à ses perceptions sensorielles, et à percevoir par exemple la circulation du sang à l’extrémité de ses doigts. La palpitation du sang emplit le champ de la conscience perceptive. Les mains semblent grossir, se déformer, changer de position souvent de façon dissymétrique. Puis les divers départements sensoriels parlent anarchiquement. Le sujet, soudain, sent sa jambe droite s’allonger démesurément jusqu’au bout de la pièce et sa jambe gauche, au contraire, rétrécir ; il perçoit son corps comme se dédoublant, l’un en dessus et l’autre en dessous du divan ; ses mains, qu’il sait être là, sont perçues comme étant ailleurs. « Je sais, dit-il, que mes mains sont immobiles sur le divan mais je les perçois en l’air... ou : < je les sens derrière mon dos... >, ou : « j’ai quatre mains, c’est idiot, j’en ai deux à droite et deux qui sont à gauche et je ne sais plus laquelle est la vraie ». Un autre sujet dira : < Je me sens complètement disloqué, c’est drôle, complètement en biais. Je n’arrive plus à me sentir sur le dos, comme si je flottais. La tête flotte toute seule. Mon corps est à quelques mètres au-dessus du sol mais il n’est pas droit. Il n’est pas horizontal. Je suis à 45°, le plan des jambes incliné à 45° vers la gauche et le plan du corps incliné à 45° vers la droite et puis alors, les bras, ils sont comprimés, alternativement comprimés et détendus comme si j’étais soumis à des pulsions, curieuses d’ailleurs. Et maintenant cela devient de plus en plus difficile à essayer de définir la position relative... J’ai l’impression que je suis une énorme hélice et que tout tourne dans des sens différents. Ce qui est certain, c’est que je n’arrive pas à retrouver l’équilibre. Maintenant j’ai l’impression que le haut du corps se retourne comme si le dos venait en l’air et le ventre en bas. J’ai froid. » La décentration recherche donc la levée des filtrages qui séparent constamment chaque sensation particulière de cette perception globale qu’impliquent l’existence et le maintien du moi. C’est l’anarchie de la perception opposée à la synarchie de l’intégration. Tout filtrage étant aboli, le sang bat au rythme cardiaque à l’extrémité de chaque doigt, mais il peut être perçu comme battant à un rythme différent dans chacune des deux mains. Tour à tour et sans aucun choix par le Moi, chaque organe, chaque fonction, prend le droit de parler seul. C’est ici ou là, dans tel organe ou sur telle surface, la chaleur ou le froid, la pesanteur ou la légèreté, la réduction ou l’amplification de la forme, et c’est même parfois les deux contraires au même instant, une ambivalence sensorielle plus ou moins localisée. La technique de décentration évoque celle des physiologistes pratiquée dans les laboratoires de cosmonautique et qu’ils nomment isolement sensoriel ou faim sensorielle. Nous préférons, pour notre part, parler légalisation sensorielle. Ainsi, nous lisons dans La Psychologie et le Cosmos de Gagarine et Lébédev (éd. de Moscou, 1969, p. 226) ce récit d’expériences : « Les sujets furent plongés dans un réservoir d’eau spécialement aménagé où ils étaient isolés non seulement de la lumière et du bruit, mais encore de l’information qu’on tire d’ordinaire du fait qu’on s’appuie sur une surface quelconque. » ; et plus loin (p. 127) : < Se trouvant dans l’eau, beaucoup entendaient nettement un bourdonnement d’abeilles, des chants d’oiseaux, des voix humaines, de la musique. D’autres apercevaient de brusques lueurs, diverses figures géométriques, voire des scènes entières : l’un voyait une procession d’écureuils, sac sur l’épaule, marchant dans un champ enneigé, d’autres assistaient à un match de basket-ball ou à des épreuves de natation, d’autres encore voyaient des gouttes d’eau tomber du plafond. Les sujets avaient l’impression que leur corps changeait de place, que leur tête et leurs mains se détachaient du tronc, qu’à côté d’eux apparaissait leur sosie, etc. » En onirothérapie d’intégration, et au cours de la phase de décentration, ce stade d’égalisation sensorielle où surgissent des images, nous l’avons nommée < perception métamorphique du corps > (P.M.C.). Il s’agit d’une perception désintégrée du corps réel dont le sujet garde encore conscience. Dès ce stade surgissent déjà des images, d’abord corporalisées (je suis une énorme hélice), puis des images mentales discontinues, enfin des paysages cohérents dans lesquels le sujet va imaginer se mouvoir, debout, habitant en quelque sorte un corps imaginaire comme au cours du rêve hypnique. C’est le stade de l’imagerie mentale . Le corps imaginaire s’est en quelque sorte constitué et le sujet porte son attention sur l’univers imaginaire qui l’entoure ; il projette autour de lui des images et des personnages fantasmagoriques ou fabuleux, transposant sur un monde visuel les difficultés psychiques qu’il avait précédemment saisies sur un mode coenesthésique. Ce monde fabuleux qu’il crée autour de lui, ces personnages qui l’entourent, expriment les problèmes affectifs que la vie lui avait interdits d’exprimer autrement, et éventuellement les troubles organiques qui en sont l’expression psychosomatique. Ce faisant, le sujet se débarrasse progressivement de ses difficultés psychologiques. Il se vide en quelque sorte des monstres qui l’habitent et qui, dans le langage courant, s’appellent conflits intérieurs, complexes, barrages, inhibitions. Du même coup il peut se trouver débarrassé aussi de l’ulcère d’estomac ou des troubles cardiaques qui l’affligeaient. à travers lequel elle s’exprime d’habitude jusqu’au point où la pensée Il s’agit donc d’abord de dissocier la pensée du corps matériel du sujet sera aussi libérée qu’elle peut l’être dans les rêves hypniques. Au cours de la technique, le tracé électro-encéphalographique passe en rythme alpha, la température du corps s’abaisse, le pouls se ralentit, le corps est engourdi, et les images surgissent abondamment. Le patient les décrit à l’intention du psychologue qui se tient près de lui. Il raconte les sensations qu’il éprouve, les scènes auxquelles il se trouve mêlé, les personnages qui surgissent et les sentiments qui habitent son Moi imaginaire. Lorsque le patient est bien intégré dans son corps imaginaire (et c’est là le secret de la réussite de la technique) il peut se mouvoir dans l’espace comme dans le temps, et notamment revivre ses expériences de la première enfance. Chose curieuse : lorsque c’est le corps imaginaire qui revit les expériences d’un passé lointain, elles acquièrent une précision, une intensité, un luxe d’états affectifs parallèles auxquels le souvenir lucide n’atteint jamais, même chez les gens doués d’une mémoire exceptionnelle. Le Moi corporel imaginaire ne s’astreint pas nécessairement à restituer des tranches de la vie passée. Le plus souvent même il amènera le patient à explorer le monde infini des expériences possibles ou des mondes possibles, quelquefois aussi de l’univers mythique traduisant le passé légendaire ou réel de l’espèce humaine. L’imagerie mentale diffère donc de la rêverie en ce qu’elle suppose une mise en condition bien déterminée et la présence d’un psychologue à l’intention duquel le sujet raconte tout haut le film de ses affabulations. L’expérience montre que si la rêverie est stérile, l’imagerie mentale, en présence d’un opérateur, a au contraire la vertu de débarrasser le patient de ses perturbations affectives, angoisses, inhibitions, etc. et de leurs symptômes, insomnies, agitations, inadaptation sociale, etc. Le rôle du Moi corporel imaginaire est multiple. Tout d’abord il permet, comme on l’a vu, de revivre des époques et des scènes où se sont cristallisées les difficultés et les conflits qui ont déterminé pour tout le reste de la vie un comportement affectif faussé. Cette restitution et la prise de conscience qui s’ensuit n’est pas un phénomène silencieux : quand les images critiques surgissent le sujet est violemment agité de sentiments et d’émotions intenses. Ce phénomène affectif est nommé l’abréaction. Il caractérise cette phase cruciale du traitement appelé l’onirodrame. Au retour de ce voyage, le patient se trouve enrichi d’un vécu symbolique et plus authentique de lui-même. Rapportons par exemple le cas d’un jeune homme affligé d’une grande difficulté à s’adapter à la société et singulièrement à la compagnie des femmes. Au cours d’un exercice d’imagerie mentale son imagination le porte à s’engager dans une galerie au bout de laquelle se trouve un miroir. Précisons que ce jeune homme portait un collier de barbe et qu’il voit tout d’abord son image très fidèle comme lorsqu’on se regarde dans une glace. Au moment où il imagine se raser la barbe, le sujet s’exclame : « Ah ! Ma sœur ! » Le sujet avait découvert, avec émotion, qu’il s’était identifié à un personnage féminin par suite de blocages divers de l’enfance. Point n’avait été utile d’ailleurs de fournir au jeune homme des explications sur ce qui s’était passé. En revenant à la conscience lucide et en reprenant sa vie active, il portait en lui une vue nouvelle de son propre personnage et une perspective neuve sur ses problèmes. Il arrive qu’à l’issue d’une imagerie mentale consécutive à la décentration, le sujet, qui s’assied sur le bord du divan, dise quelque chose comme : « C’est curieux, je savais bien que j’avais un corps, je l’ai toujours senti mon corps, mais c’est la première fois que je le sens ainsi, la première fois que j’ai l’impression d’avoir vraiment un corps. » Cette impression est en effet très difficilement exprimable. A l’issue de la décentration, suivie ou non d’imagerie mentale proprement dite, le sujet, de lui-même, réintègre la perception de son corps réel centré et relaxé. Ainsi la technique de décentration peut s’accompagner de sensations corporelles pénibles, mais le sujet sera pourtant relaxé en fin de séance. Ce retour à l’état vigile, au réel, doit faire l’objet de précautions aussi minutieuses que la mise en condition précédant l’imagerie mentale. Si dans cette dernière la directivité souffre des critiques nombreuses, l’opérateur ne doit pas hésiter, par contre, à être résolument directif lorsqu’il amène le sujet à l’état hyponoïde et lorsqu’il guide son retour au réel. Nous insistons sur le fait que le problème de la directivité est différent selon la phase considérée et qu’en conséquence une directivité peut être requise dans l’une des phases et contre-indiquée dans l’autre chez un même sujet au cours d’un même cycle thérapeutique. Quelle que soit la directivité nécessaire au départ, la décentration est une technique de mise en condition de liberté. Elle est la technique initiale de choix de l’onirothérapie, dite d’intégration. On peut la comparer aux rites d’initiation ou rites de passage. (Voir Alphaxator, Focalisation d'attention, Initiation, Isolement sensoriel, Schème d'intégration et Imagerie mentale.)