CRÉBILLON FILS
CRÉBILLON FILS
[ClaudeJolyot de Crébillon]
1707-1777
Conteur et romancier, né à Paris. Comme l’a écrit Étiemble : « Quand on n’a pas lu Crébillon, ce qui est le cas de 99,99 % au moins des membres des associations de parents d’élèves, on sait que Crébillon ne doit pas être mis entre toutes les mains. » Orphelin de sa mère à l’âge de quatre ans, il avait fait ses études chez les jésuites. Au contraire de son père, « le grand Crébillon », qui se délassait de cultiver le genre noble en menant une vie dissipée, Crébillon fils se voua par mégarde au genre léger (ce qu’il paya fort cher : incarcération au fort de Vincennes, plusieurs années d’exil) et mena pour le reste une vie paisible, irréprochable. Sa fécondité fut longtemps - hier encore - tenue pour excessive. Mais toutes ses œuvres aujourd’hui sont lues et relues ; mieux encore rééditées et, à cette occasion, commentées avec délices par les plus exigeants des juges (Étiemble, A.-M. Schmidt, Rousset) : Lettres de la marquise de M... au comte de R... (1732) ; L’Écumoire ou Tanzaï et Néadarné (1734) ; Les Égarements du cœur et de l’esprit, son œuvre la plus célèbre (1736 et 1778) ; Le Sopha (1743) ; Ah! quel conte! (1754) ; La Nuit et le moment (1755) ; Le Hasard du coin du feu (1763), etc. De tous ses romans ou contes, les deux derniers, seuls, hésitent entre le récit et le dialogue. Détachons à titre d’exemple Les Égarements du cœur et de l’esprit, ou Mémoires de M. de Meilcour : un jeune homme, aussi fervent qu’indécis, « balance » entre deux femmes également attachantes, la jeune Hortense de Théville et la plus tendre, plus douce encore marquise de Lursay - une amie de sa mère -, que pour finir il préférera. Mais d’ici là, le romancier s’attarde à plaisir, joue des hésitations sans fin de son héros, de ces avances feutrées, de ces déclarations rétractiles. Il pèse des impondérables, il s’amuse ; et l’on comprend qu’il ait agacé d’Alembert et toute l’équipe des lutteurs de l’Encyclopédie. Le siècle est à son tournant, et ce bel auteur arrive un peu tard. Lorsque Diderot (qui fut un conteur exquis, et à la mode de Crébillon précisément, dans Les Bijoux indiscrets) s’avise de devenir professeur de vertu, il nous assure (dans Le Neveu de Rameau) que « Crébillon le fils » est « un auteur menacé de survivre à sa réputation » ; ajoutons qu’il promet, au même moment, le même sort à Marivaux (et jouant décidément de malheur, il oppose victorieusement Téniers à Watteau). Que lui a donc fait Crébillon? La même avanie que Watteau et Marivaux, c’est vrai : il refuse le primat révolutionnaire de la « réalité » qui déjà devient, en ce dernier tiers du XVIIIe siècle, un dogme ; il s’évade dans un monde de gratuité et d’artifice. Pour nous, hommes du XXe siècle, il nous est loisible, d’une part, de saluer l’impétuosité réformatrice de Diderot (il fallait, alors, parler ainsi) et de féliciter, d’autre part, Crébillon le fils, styliste raffiné, qui ne se soucia que d’être un amuseur - et l’on sait comme la chose est infamante -, un champion valeureux, en matière de littérature, de la doctrine de l’Amour pour l’Amour (homologue de l’Art pour l’Art), en attendant la nouvelle promotion de l’érotisme édifiant, ou, si l’on préfère, de la pornographie engagée, qui sera, une génération plus tard à peine, celle de Restif, de Sade et de Laclos. Conte moral, propose-t-il en guise de sous-titre, pour son célèbre roman : Le Sopha. Il plaisante. On ne plaisantera plus avec ces choses-là ; Crébillon fils est le dernier des grands écrivains, dans le siècle, qui s’y soit risqué.