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CORNEILLE Pierre

CORNEILLE Pierre 1606-1684
Ce Rouennais fut, avant tout, dramaturge et l'on peut voir en lui le fondateur du théâtre moderne en France. Mais ses pièces sont traversées, sous-tendues même, par un souffle poétique puissant, au lyrisme lourd de sentiments et de passions. Aussi, sans mentionner sa poésie galante, ni sa belle adaptation de l’Imitation de Jésus-Christ (15531559), qui constitue le sommet de la poésie religieuse du Grand Siècle, mérite-t-il sa place parmi les poètes, place que les stances du Cid ou celles de Polyeucte, qui sont dans toutes les anthologies, lui vaudraient de plein droit à elles seules.
Poète dramatique et l'un des pères de la comédie classique, né à Rouen en 1606, Pierre Corneille pratique le métier d'avocat jusqu'en 1650, tout en répondant à sa vocation véritable : le théâtre. Après quelques essais dans la comédie, il s'impose avec la tragi-comédie du Cid (1636). Richelieu, d'abord réticent, lui offre son appui et une pension. Suivent des chefs-d'œuvre : Horace (1'640) ; Cinna (1641) ; Polyeucte (1642) ; Rodogune (1644)... L'énergie, la noblesse, là beauté morale des caractères et la variété des effets dramatiques trouvent en ces tragédies leur plus haute expression. Une comédie retient aussi l'attention du public : Le Menteur, qui ouvre la voie à Molière. Après la représentation d'une pièce sans éclat, Pertharite (1653), il s'éloigne du théâtre pour n'y revenir que six ans plus tard, mais sans retrouver les sommets qu'il avait atteints [Othon (1664), Agésilas (1666), Attila (1667)]. À cette époque, un nouveau talent s'impose : Jean Racine. La vie de Corneille est des plus simples. Sa conversation est pesante et sans agrément : « J'ai la plume féconde et la bouche stérile. » Son amitié pour son jeune frère Thomas — lui-même dramaturge — est restée proverbiale. Ils ont épousé deux sœurs et vivent dans la même maison pendant vingt-cinq ans. Les dernières années de, Pierre Corneille, dont la gloire est passée, s'écoulent dans là gêne et la tristesse. Il meurt en 1684. (Académie française).
CORNEILLE Pierre
1606-1684
1. L’homme. - Diversité de l’œuvre : 2. Survol des comédies et tragédies. 3. Quelques oeuvres « redécouvertes ». - 4. Corneille assimilé à Shakespeare. 5. Corneille opposé à Racine.
Poète dramatique, né à Rouen.
L'homme
Sa famille appartenait à la « bourgeoisie de robe » et lui-même était inscrit au barreau de Rouen dès l’âge de dix-huit ans. Trop timide, il ne plaidera pas une fois. Néanmoins, son père va encore acquérir pour lui la charge d’avocat du roi au siège des Eaux et Forêts. Il fut en outre marguillier et trésorier de sa paroisse rouennaise (qu’il ne délaissa que très momentanément) : seul en son siècle, le provincial Corneille semble ne pas être le moins du monde fasciné par la ville, ni par la cour. À Versailles, toutefois, il sera invité en 1676 : Louis XIV, qui a quelque peu négligé jusqu’ici ce chantre de la grandeur, entend lui assurer une sorte d’apothéose un peu tardive en faisant jouer coup sur coup six de ses pièces les plus glorieuses. Le poète septuagénaire en profite pour lui demander - en vers - de faire représenter de la même façon toutes les autres pièces, qui ont échoué ; et, pendant qu’il est en train, il lui demande aussi d’intercéder auprès du confesseur royal, le Père de La Chaise, en faveur de son fils qui rêve d’un bénéfice ecclésiastique. Lui-même, en dépit de la légende, est loin de vivre dans la misère durant ses dernières années de retraite ; et ses propres « bénéfices ecclésiastiques » ainsi que plusieurs charges honorifiques, rentes et pensions diverses, lui assurent de confortables revenus. Au total, rien de grandiose dans le personnage. Les passions amoureuses n’ont pas davantage entamé sa sérénité bourgeoise; et s’il s’éprend sur le tard d’une comédienne, Mlle Du Parc, surnommée Marquise (Marquise, si mon visage...), il devra se borner à l’aimer en vers. Certes, il s’est passionné dans sa jeunesse pour Plutarque, Sénèque - le tragique - et pour l’histoire romaine ; mais sa vie n’en porte guère la marque. Et c’est très bien ainsi. Dans son œuvre seule, Corneille aura vécu une vie selon son rêve; noble, brillante, hautaine; insolente même. Au demeurant, le poète, en ceci tout au moins, reste digne de sa réputation : pour tout ce qui touche à son indépendance il est d’une absolue rigueur. « Il avait l’âme fière [...] Nulle souplesse, nul manège [...] Il n’aimait point la cour », écrit Fontenelle, son neveu, qui nous le dépeint aussi au physique : « M. Corneille était assez grand et assez plein ; l’air fort simple et fort commun ; toujours négligé et peu curieux de son extérieur. » Ce portrait peut paraître surprenant pour qui veut voir dans notre grand auteur tragique un personnage de pierre, à l’image de son œuvre. Mais l’œuvre elle-même est-elle de pierre, après tout?

Survol des comédies et tragédies
Par bonheur elle ne l’est pas non plus, mais bien au contraire éclatante de couleur et de saveur, d’une étourdissante variété d’humeurs et de registres; inégale, sans doute, et même monstrueuse à l’occasion, toujours sonore cependant, vivace, fanfaronne, légère, extravagante, joyeuse. Oui, joyeuse, en définitive. Non pas nécessairement par tel ou tel sujet de pièce que par le thème général qui est celui de la vaillance, de l’ardeur généreuse ; et par son tonus, ou mieux : son « ton régnant », comme on disait alors, qui est celui de la pure joie verbale, de la jactance à l’état le plus naïf. Plus de la moitié de ses œuvres théâtrales restent en dehors du domaine de la tragédie, et ressortissent soit au genre de la comédie la plus franche: Mélite (1629), La Veuve (1631), La Galerie du Palais (1632), La Place royale (1633), L’Illusion comique (1636), Le Menteur (1642), La Suite du Menteur (1643) ; soit au genre de l’« opéra à machines » : Andromède (1650), La Toison d’or (1661), Psyché (en collaboration avec Molière, Quinault et Lulli, 1671) ; soit, enfin, au genre de la « comédie héroïque », forme qu’il affectionne tout au long de sa vie et qui reste, peut-être, celle qui lui convient le mieux : Clitandre (1631), Le Cid (1636), Don Sanche d’Aragon (1650), Nicomède (1651), Agésilas (1666 ; pièce galante en vers libres qui mérita, comme L’Illusion, le nom de monstre, mais dont le petit jeu des « échanges » à la Marivaux est bien loin d’être sans intérêt), Pulchérie (1674) ; enfin Tite et Bérénice, que nous mettons ici à part, comme la plus typique et la plus paradoxale : autre pièce « monstrueuse » et baroque, qu’il jette maladroitement devant un public formé désormais par le goût classique et qui, aussitôt, devra être retirée sous les huées, laissant seule en lice la tragédie homonyme de Racine (1670).
Restent donc, sur trenle-trois œuvres théâtrales, quinze tragédies pro-prement dites : Médée (1635), Horace (1640), Cinna (1641), Polyeucte (tragédie chrétienne, 1642), La Mort de Pompée (1643), Rodogune (1644, qui comporte un rôle magnifique, celui de la cruelle Cléopâtre), Théodore (autre tragédie chrétienne, moins réussie que la première ; 1645), Héraclius (1650), Pertharite (1651, dont l’échec retentissant va éloigner Corneille de la scène pendant neuf années), Œdipe (1659, qui marque son retour au théâtre à la demande du surintendant Fouquet), Sertorius (1662), Sophonisbe (1663), Othon (1664), Attila (1667) et Sur-éna (1674). Quatre ou cinq de ces tragédies (Horace, Cinna et Polyeucte en particulier) sont tenues avec Le Cid pour le sommet de son œuvre et seules à ce titre concourent à donner une image du poète Corneille. Le « grand Corneille » ? Plus encore que cela. L’œuvre de Corneille est un monde, et la postérité n’est pas quitte avec lui, d’une part, en le confinant dans le seul registre de la tragédie, et d’autre part, en le qualifiant - quant à son style - de classique. Nous nous étendrons donc, ici, plus à loisir sur cet autre versant de l’œuvre que la critique moderne a prospecté avec délices, et que les nouveaux animateurs de théâtre ont fait découvrir à leur public. Ce qui va nous amener, au passage, à faire état du Corneille le plus « extérieur » : d’une part, le Corneille frivole (ou même, comme il dit en propres termes, galant) ; d’autre part, le Corneille « extravagant », comme il le dit si bien, bravache, ou même (bien que le mot soit encore mal interprété chez nous) baroque.

Quelques œuvres « redécouvertes »
Le premier chef-d’œuvre de Corneille, dans le genre de la comédie, La Place royale, œuvre rondement menée, coupée ici et là d’adorables couplets sans musique (ou « stances ») justifie pleinement son sous-titre : L'Amoureux extravagant. L’action consiste en un jeu de couples noués et dénoués, voire entremêlés, au gré des volontés contradictoires d’Alidor. Aimé de la très fidèle Angélique, qui, malgré la mode de son temps et de son milieu, ne veut point avoir des amants par quartier, il l’aime aussi, mais ce n’est pas assez dire : il l’« aime trop », car il est violent par nature. Aussi s’avise-t-il de cette issue : dégoûter de lui Angélique. Il l’insulte alors, la bafoue, et lui tend, en guise de piège, un rival possible, Cléandre. Mais il se réserve de choisir lui-même ses rivaux et peste contre un candidat imprévu, Doraste, qui s’est déjà fait agréer comme futur époux de la belle. Dès lors, retenant soudain Angélique auprès de lui, Alidor lui enjoint de se laisser enlever le lendemain, jour de ses noces avec Doraste. En réalité, Alidor, soucieux de rompre toutes les chaînes et jusqu’à celles qu’il lui plairait de se forger lui-même, laisse le « rapt » de la belle à son ami Cléandre ; lequel, d’ailleurs, trompé par l’obscurité, enlève une autre jeune fille, Phylis. Pourtant Alidor serait prêt à succomber à l’excès de sa passion pour Angélique, si, accablée de tant d’avanies, elle ne décidait opportunément de fuir au cloître pour prendre le voile. Et Alidor est heureux : ne triomphe-t-il pas de son extravagant amour, dont les murs d’un cloître le séparent désormais ? L’Illusion comique, représentée l’année même du Cid (1636), est une comédie mi-poétique, mi-burlesque, qui, par jeu, va sombrer vers la fin dans le tragique. Œuvre composite et inégale, sans aucun doute, dont l’unité fort précaire est assurée par le ton ; un ton unique, même chez Corneille, fait d’un mélange savoureux de la fantaisie, du fantastique et enfin du « fantasque », élément essentiel de l’âme cornélienne. Quand Louis Jouvet fut invité en 1937 par la Comédie-Française à donner un spectacle de son choix, il n’hésita pas à monter cette pièce alors fort décriée, et même, pour la plupart des spectateurs, inconnue. Le héros est ici un mauvais garçon, Clindor, fils de bonne famille bourgeoise, qui, après avoir volé un père trop affectueux, est parti gagner sa vie à travers le monde en faisant danser un singe, en trafiquant de chapelets, de baume et pour finir, en s’enrôlant au service d’un noble, poltron et hâbleur, le Matamore, qu’il flatte dans sa folie (outre qu’il le pille, et le dupe auprès de sa maîtresse dont il recueille seul les faveurs). Mais ces péripéties de l’existence du héros nous seront montrées sous forme d’une apparition magique (d’une illusion) que l’enchanteur Alcandre déroule dans sa grotte sous les yeux du père de Clindor. Alcandre et le père vont donc, sur le devant de la scène, commenter de place en place une action qui se projette devant eux, dans le fond de la grotte, comme sur un théâtre. Mieux encore, au cinquième acte, le magicien et le père vont voir apparaître le mauvais fils Clindor dans un épisode plus glorieux, où ce fils de bourgeois sera mêlé au monde de la noblesse, mais, bientôt, mourra assassiné ; or, l’illusion est double, ici, car le jeune homme, après tant de métiers divers, est devenu acteur; et c’est la représentation de la scène finale d’une tragédie, jouée ce soir par Clindor et sa troupe, que le magicien Alcandre vient de faire apparaître au père terrorisé. Ces curieux épisodes de « théâtre dans le théâtre » ne sont pas autre chose sans doute qu’un caprice de poète : simples jeux de « scène », à l’état pur. Une impression tout à la fois de féerie et de cauchemar est créée par l’impossibilité où se trouve le père, situé sur le proscenium aux côtés de l’enchanteur, d’intervenir dans une action qu’il voit pourtant se dérouler à deux pas devant lui. À cet aspect proprement « scénique » s’ajoutent, sur le plan du verbe, les tirades du pleutre Matamore dont l’ivresse orale est sans exemple en ce XVIIe siècle (et rejoint parfois, celle, au siècle précédent, d’un Du Bar-tas, baroque grave, et d’un Rabelais, baroque joyeux). On retrouvera dans Le Menteur cette griserie de l’imagination abandonnée à elle-même ; mais L’Illusion reste l’œuvre la plus folle, la plus libre. Dans le genre de l’opéra à grand spectacle (on disait alors opéra à machines : pour chaque acte un décor irréel, agrémenté en effet d’une « machine volante » et de musique occasionnelle), Corneille donne trois œuvres fort curieuses. Dès 1650, il inaugure le genre en France avec Andromède. Il y revient quelque dix ans plus tard, en 1661, avec La Toison d’or (où l’on retrouve Médée et Jason, les deux héros de sa première tragédie) ; et, de nouveau dix ans plus tard (1671), il donne avec Molière Psyché, « tragédie-ballet », dont la part la plus réussie du point de vue poétique est de lui. En particulier la tirade de l’héroïne, surprise de découvrir la beauté de l’Amour, qu’on lui avait décrit comme un « monstre » ; de plus, l’aisance et la souplesse de Corneille aux prises ici avec le « vers libre » est un régal pour le lecteur. Il n’est surpassé dans ce domaine que par La Fontaine. Quant aux fameuses machines, loin de les ravaler au rang d’un accessoire pittoresque, Corneille y voit un élément décisif de sa dramaturgie : Les machines, écrit-il dans la préface d’Andromède, ne sont pas dans cette tragédie comme des agréments détachés : elles en font en quelque sorte le nœud et le dénouement, et y sont si nécessaires que vous n’en sauriez retrancher aucune que vous ne fassiez tomber tout l’édifice. J’ai été assez heureux à les inventer et à leur donner place dans la tissure de ce poème. Poème, en effet, souverainement affranchi de tout réalisme, de toute psychologie. C’est ainsi que le combat de Persée contre le monstre est mimé, dans le silence total des deux adversaires et d’Andromède, tandis que deux demi-chœurs, de chaque côté de la scène, en alternance, exhortent le héros et lui promettent pour prix de sa victoire la belle captive qui l’observe, enchaînée sur son rocher. Quant aux comédies héroïques (dites parfois tragi-comédies) il suffira de rappeler que Le Cid en est une, explicitement, et la plus caractérisée. Nicomède aussi (quoique l’auteur cette fois ne l’ait pas reconnue telle), en particulier dans les rôles presque bouffons de Prusias, roi couard, et de la belle-mère Arsinoé. Mais la fougue juvénile de Don Rodrigue et celle du prince Nicomède sont encore dépassées par Carlos, le « cavalier inconnu », héros de Don Sanche d’Aragon (1650). Ce prétendu fils de pêcheur, amoureux de la reine Isabelle de Castille (et qu’elle aime en secret, elle aussi, au point de l’anoblir), va se couvrir de gloire à son service, répondre avec une féroce et joyeuse insolence aux grands d’Espagne qui tentent un instant de le traiter de haut, les défier, et pour finir en triompher. Une « préfiguration », a-t-on dit parfois, de Ruy Blas ; ou, pis encore, d'Hernani, le plus justement découronné au théâtre, le plus moqué des ouvrages dramatiques et mélodramatiques d’Hugo ; Corneille est bien autre chose ici qu’un précurseur (dirait-on que Botticelli est un « précurseur » des peintres anglais préraphaélites?) ; alors que Ruy Blas et, surtout, Hernani ont des rides déjà, Don Sanche d’Aragon nous apparaît, aujourd’hui encore, jeune comme Le Cid. Le mélange des genres qui est le propre de la comédie héroïque y est plus marqué, plus agressif encore, et le couplet amoureux, le verbe lyrique, plus fougueux, plus foisonnant, plus « entortillé », si l’on en croit Voltaire. Lequel nous affirme encore (en introduction à Don Sanche, dans son édition critique de Corneille) : « Ce genre [... ] fut en vogue avant Corneille [...] Vous n’y verrez jamais cette noble simplicité, cette élégance qui nous enchante dans plusieurs rôles de Racine, mérite entièrement ignoré en Angleterre... » Notons ce dernier mot, qui est une pierre lancée à Shakespeare : il n’est guère étonnant que Voltaire, grand mainteneur du « goût » classique en matière de tragédies, se soit senti plus éloigné de Corneille, ce préclassique, que du louis-quatorzien Racine, et qu’il ait rejeté dans le même camp - celui du « mauvais » goût - ces tragi-comédies et le théâtre anglais élisabéthain.

Corneille assimilé à Shakespeare
En comparant ainsi Corneille avec Shakespeare à propos de Don Sanche d’Aragon, chef-d’œuvre littéraire de l’âge « baroque » en France, Voltaire souligne pour la première fois (avec une évidente intention de dénigrement, d’ailleurs) la curieuse parenté que la critique moderne a décelée entre l’œuvre de Shakespeare dans son ensemble (comédies, tragédies, pièces de fantaisie) et celle de Corneille, considérée elle aussi dans son ensemble. De Shakespeare, il a la fraîcheur, l’allégresse verbale, la puissance de jet, l’art de frapper la maxime comme on frappe une médaille, le souverain mépris pour les préceptes de vraisemblance et de bienséance alors établis par les doctes (Je ne craindrai pas d’avouer que le sujet d’une belle tragédie doit n’être pas vraisemblable, écrit-il dans la préface d’Héraclius), et aussi le goût des intrigues complexes, « qu’il faut charger du plus d’obscurités possible pour qu’on se passionne davantage à deviner comment l’auteur débrouillera son écheveau » (écrit Jean Schlumberger, dans Plaisir à Corneille). Il en a l’imagination débridée, et aussi le goût pour les monstres (Sors de mon cœur, nature ! s’écrie Cléopâtre, dans Rodogune ; tandis que Rodelinde dans Pertharite s’offre à égorger son propre fils) ; il en a, plus encore, le goût - le mauvais goût, dit Voltaire -pour les épisodes bizarres : à Pymante qui l’enlève et s’apprête à user de force avec elle, Dorise, héroïne de la tragédie-comédie Gitandre, crève un œil avec son épingle à cheveux ; dans Attila, le héros meurt d’un saignement de nez. De Shakespeare, enfin, Corneille possède l’inépuisable variété de registres, de la bouffonnerie à la traditionnelle « terreur », en passant par l’ironie cinglante (et ce, dans la même pièce, parfois : Gitandre encore, la plus étonnante de ses œuvres de jeunesse ; mais aussi Don Sanche d’Aragon, Nicomède), le sens du merveilleux (Andromède, La Toison d’or), la fantaisie et le lyrisme (Psyché, où la part qu’il a prise à l’œuvre commune aux côtés de Molière est la plus belle) et même la poésie. Citons, entre tant, ce passage peu connu de Clitandre : Et déjà le soleil de ses rayons essuie Sur ces moites rameaux le reste de la pluie...
Mais, avouons-le, ces affinités avec Shakespeare sont toutes extérieures, et Corneille reste pour l’essentiel un homme de son temps. Plus encore : de son pays. On ne saurait être davantage « cartésien » que cet homme qui semble avoir lu le Traité des passions, et l’applique à la lettre : son héros type, c’est le « généreux » de Descartes, débordant de vitalité et d’appétit de vivre, prêt à bousculer au passage tous ceux qui barrent sa route. La gloire a son brillant et ses règles à part, nous rappelle L’Illusion (acte V, scène 2.) Quant à l’honneur, le même ouvrage nous enseigne qu’il est variable en fonction du code d’une caste donnée ; ainsi l’honneur d’un galant homme [c’est-à-dire d’un gentilhomme] est d’avoir des maîtresses. Morale aristocratique, en ce sens qu’elle ne tient compte que de l’être d’exception. Morale qu’on nommerait de nos jours gratuite ; ou encore, asociale. L’orgueil est pour les héros de Corneille un alcool. Une véritable passion, et c’est même la seule passion véritable qui les anime ; la bravade, le plaisir de défier, de cingler à mort l’adversaire. Voltaire s’en indigne dans son analyse de Don Sanche d’Aragon, et dénonce cette insolence qu’on appelle grandeur.

Corneille opposé à Racine
Après tout, l’insolence dont parle ici Voltaire, n’était-elle pas à la mode en ce début du XVIIe siècle ? Insolence jetée par jeu, à tout propos, dans la rue ; jetée à la mort, bien souvent. (C’est ainsi que Montmorency-Bouteville se battra en duel, et non sans ostentation, sous l’édit interdisant les duels, placardé de frais par le cardinal Richelieu.) La régence qui suit ne se révèle guère moins agitée ; et la Fronde est une pièce cornélienne : romanesque, hardie, cynique, jeune. La Grande Mademoiselle, qui fait tirer le canon sur les troupes du roi, est la digne sœur de Camille la révoltée, et d’Émilie la conspiratrice. Ce n’est pas par hasard que l’« époque Corneille » fascinera les jeunes-turcs de la génération de 1830 : Dumas, avec son d’Artagnan; Vigny, avec son Cinq-Mars ; Hugo, avec son Didier de Marion Delorme (et jusqu’au Rostand de Cyrano de Bergerac, à la fin du siècle). Aujourd’hui encore, lorsqu’on joue Corneille, l’exubérance de la jeunesse aime à se retrouver dans ces héros pleins de morgue (et de joie) et de jactance. On sait que dès le XVIIe siècle, La Bruyère a inauguré, en 1687, le petit jeu consistant à opposer l’ancêtre Corneille (qui venait alors de mourir) à son rival Racine : « Celui-là peint les hommes comme ils devraient être, celui-ci les peint tels qu’ils sont. » Pour notre part, nous ajouterons au dossier cette notation humblement quantitative : le TNP de Jean Vilar fit toujours salle comble avec Corneille (Le Cid, Cinna, L’Illusion, Nicomède), alors que Barrault et son Théâtre de France, par exemple, l’ont toujours ignoré. Mais c’est l’enceinte symbolique de la Comédie-Française qui, plus encore, va nous permettre de mener à bien ce parallèle Corneille-Racine au niveau du régisseur : le public, en majorité adulte, des « soirées classiques » acclame Racine et déserte Corneille, tandis que le public adolescent des « matinées classiques » acclame Corneille et déserte Racine.