Conglobation
La conglobation est une figure de type macrostructural, particulièrement délicate et exemplairement macrostructurale : c’est peut-être la plus difficile à repérer. Voici d’emblée un exemple.
L’on parle d’une région où les vieillards sont galants, polis, et civils; les jeunes gens, au contraire, durs, féroces sans moeurs ni politesse. Celui-là, chez eux, est sobre et modéré, qui ne s’enivre que de vin : l’usage trop fréquent qu’ils en ont fait le leur a rendu insipide. Ils cherchent à réveiller leur goût déjà éteint par des eaux-de-vie et par toutes les liqueurs les plus violentes; il ne manque à leur débauche que de boire de l’eau-forte. Les femmes du pays précipitent le déclin de leur beauté par des artifices qu’elles croient servir à les rendre belles : leur coutume est de peindre leurs lèvres, leurs joues, leurs sourcils et leurs épaules, qu ’elles étalent avec leur gorge, leurs bras et leurs oreilles, comme si elles craignaient de cacher l’endroit par où elles pourraient plaire, ou de ne pas se montrer assez. Ceux qui habitent cette contrée ont une physionomie qui n’est pas nette, mais confuse, embarrassée dans une épaisseur de cheveux étrangers qu’ils préfèrent aux naturels, et dont ils font un long tissu pour couvrir leur tête : il descend à la moitié du corps, change les traits et empêche qu ’on ne connaisse les hommes à leur visage. Ces peuples d’ailleurs ont leur Dieu et leur roi. Les grands de la nation s’assemblent tous les jours, à une certaine heure, dans un temple qu ’ils nomment église. Il y a au fond de ce temple un autel consacré à leur Dieu, où un prêtre célèbre des mystères qu’ils appellent saints, sacrés et redoutables. Les grands forment un vaste cercle au pied de cet autel, et paraissent debout, le dos tourné directement au prêtre et aux saints mystères, et les faces élevées vers leur roi, que l’on voit à genoux sur une tribune, et à qui ils semblent avoir tout l’esprit et tout le cœur appliqués. On ne laisse pas de voir dans cet usage une espèce de subordination, car ce peuple paraît adorer le prince, et le prince adorer Dieu.
Ce texte de La Bruyère, s’il paraît longuement cité, pour les besoins de l’explication, n’est cependant pas entier, mais est arrêté à peu près à la limite de la conglobation. Celle-ci ne constitue nullement la seule figure du texte : bien sûr il y a aussi des lieux (figures macrostructurales de second niveau), des figures microstructurales de diverses sortes, et même d’autres figures simplement macrostructurales, comme, entre autres, l’hypotypose sur le fard, les perruques et la chapelle royale. Mais l’ensemble du développement est commandé par un système particulier, qui ordonne toute la suite et l’organisation du discours ; ce système ne fait pas spécialement sélectionner des notations plutôt que d’autres, ne fractionne pas parcellairement une description tronquée de l’objet, n’entraîne pas de soi le lecteur vers une interprétation évidente et possiblement déceptive du sujet. Il présente au contraire, avec force détails et selon un panorama à peu près complet, tout le tableau. Mais on ne dit jamais le thème du tableau, dont la description énumérative paraît, dans toutes ses parties, parfaitement autonome et pleine. Ce n’est qu’à la réflexion que l’on se rend compte d’une manipulation visant à saisir le lecteur quant à la portée réelle de tout ce discours : la description guidée par le menu de la cour (ici, en l’occurrence). La conglobation est donc une figure aussi délicate qu’efficace.
=> Figure, macrostructurale, microstructurale, niveau, lieu; hypotypose, description; amplification.