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Composition

La composition fait partie de l’élocution : elle consiste en l’arrangement des termes dans la phrase ; c’est dire que c’est une partie essentielle de l’art oratoire. Quintilien use à cet égard d’images assez expressives. Pour lui, la composition est aux pensées et aux paroles ce que l’arc et la corde sont à la flèche. Il y a des endroits dont le sens n ’a rien que de médiocre, et le choix du vocabulaire et des figures rien que de commun, qui par conséquent ne se peuvent soutenir que par l’avantage de la composition. Mais que l’on prenne même des endroits choisis, qui soient exprimés avec plus de force, ou de douceur, ou de beauté, si l’on change l’ordre des mots, on ne trouvera plus ni beauté, ni force, ni douceur. Il s’agit donc de l’ordre des mots. On distingue quelquefois pour la prose deux types d’organisation, qui correspondent à deux niveaux de style. Dans l’un, on a un enchaînement serré, fortement structuré et travaillé ; dans l’autre, la liaison est plus souple et plus libre : la premier cas correspond aux genres élevés, de style soutenu ; le second à celui des pratiques de la comédie et du roman, de l’épistolaire ou de la conversation. Quintilien énumère trois composantes de la composition : l’ordre proprement dit, la liaison et le nombre. En ce qui concerne l’ordre précisément, on peut l’envisager du point de vue des mots pris en eux-mêmes, ou, ce qui engage beaucoup plus, du point de vue de leurs relations de conjonction syntaxique. D’abord, il n’est question que de la valeur relative de chaque terme : il faut faire attention à l’importance, à la fois sonore et sémantique, de chacun, pour voir si l’on a intérêt, par exemple dans une énumération, à disposer les plus faibles avant les plus forts ou inversement, selon les avantages variables de la situation. C’est bien sûr la relation syntaxique qui emporte le plus de conséquences. Tous les théoriciens s’accordent à soutenir que la plus heureuse perfection tient à l’observation de l’ordre naturel. On sait que cet ordre naturel est un fantasme de rhétorique prescriptive, à travers la latinité et la culture française moderne. N’empêche qu’il existe un sentiment linguistique d’un ordre à peu près attendu comme ordinaire, sentiment variable selon les époques et selon les domaines, et par rapport auquel, à vue très générale, la tradition a exposé diverses réflexions. Le concept central à ce sujet est celui de transposition. On considère qu’il y a transposition d’un mot quand celui-ci n’apparaît pas, dans une phrase, à la place où on l’attend le plus communément. Certaines catégories du lexique sont plus concernées par les possibilités de transposition, de même que certaines suites de fonctions syntaxiques. Il s’agit évidemment de la distribution du sujet et du verbe, de l’adjectif qualificatif épithète et du nom auquel il se rapporte, de la place des compléments par rapport aux termes complétés, et de celle du verbe dans l’économie générale de la phrase. Tout est affaire d’opportunité et de goût ; on recommande une modération très prudente de cette pratique, surtout en prose : ni excès, ni rigorisme, ni systématisme. La liaison concerne les suites sonores des mots entre eux. Il est conseillé d’éviter les cacophonies fâcheuses, pénibles ou équivoques, de même que les séries de monosyllabes. D’une manière plus large, il peut se créer, ou ne pas se créer, une impression d’agrément dans la succession des masses sonores, dans le jeu de leur volume et de leur timbre. La modération de cet aspect de la composition est toujours délicate et, bien plus que de tel ou tel corps de prescriptions techniques, elle relève pour l'essentiel du talent du compositeur. On en arrive au dernier point constitutif de la composition : le nombre. Dans l’Antiquité, cela veut dire presque uniquement la question des clausules ; et les rhétoriciens ont abondamment discuté de la nature, de la valeur, de l’appropriation, de la spécialisation, de la répartition de tel ou tel type de clausules. En réalité, dès cette période, le nuancement du nombre concerne également l’ensemble des faits qui déterminent ce que l’on appelle aujourd’hui la prose cadencée. Une des plus anciennes constantes des discussions à ce sujet concerne, dans la nomenclature latine, le rapport entre le rythme et le mètre, ce qui renvoie, en partie seulement, à la discussion en rhétorique prescriptive moderne sur le rapport entre la prose et la poésie. On a dit un peu sommairement qu’il existait une interdiction de mettre des vers en prose. C’est supposer une distinction essentielle entre les deux pratiques, et c’est identiquement assimiler poésie à versification. Tout est en réalité bien plus compliqué et bien plus nuancé. D’abord, l’ensemble des réflexions de Quintilien est absolument orienté sur cette relation rythme-mètre; la première notion est quasiment équivalente de celle de nombre. Dans les deux catégories, il s’agit d’un rapport d’intervalle perceptible entre des unités syllabiques : dans le premier cas, on a simplement ce rapport, pour ainsi dire quantitatif; dans le second cas, ce rapport s’assortit de considérants qualitatifs, qui tiennent à la longueur des syllabes et à leur distribution relative. C’est ce dernier aspect qui définit la poésie versifiée, avec le concept de pied ; mais il est certain qu’en français, il n’y a pas de système fondé sur la longueur des syllabes, ce qui rend encore plus problématique et plus sensible le jugement prose-poésie. Toute l’analyse rhétorique, même dès l’Antiquité, tend à forger le concept de prose nombreuse, selon un jeu de tempérament variable et plus ou moins dosé de structures quasi rythmiques, plus ou moins récurrentes et plus ou moins nettement marquées, à l’intérieur d’une suite pourtant fondamentalement prosaïque. La considération concerne aussi bien le type de phrase que le type de partie dans le discours. Pour le premier point, c’est évidemment la période qui est visée : elle doit être plutôt fortement marquée de rythme, et pas seulement par des clausules ; pour le second point, il convient de distinguer à la fois les genres et les moments du discours : en style élevé, on admettra, ou même on exigera, plus de nombre qu’en style moyen ; de même dans l’exorde ou dans la péroraison plutôt que dans les narrations ou dans les discussions de preuves. Si l’on resserre l’étude technique de la question, on trouve les concepts de dépendance, de style coupé et de compréhension. La phrase, et notamment en tant qu’unité mélodique, énonciative, et thématico-argumentative - ce que l’on appelle quelquefois la période - doit obéir à un principe d’unité organique, qui est plutôt d’ordre logique : c’est la dépendance. Plus cette dépendance est assurée, plus fortement et plus rigoureusement est liée la phrase : c’est donc une qualité. Mais la dépendance, même logiquement assurée, ne se réduit point à une organisation syntaxique. La période, considérée globalement, peut être en style coupé. C’est ce qui arrive dans les passages de narration et dans l’ensemble des réalisations du style simple ou moyen. Dans le style élevé, et dans les passages particulièrement tendus, pathétiques ou emphatiques, on a davantage intérêt à pratiquer les périodes bâties par compréhension, c’est-à-dire sur une organisation syntaxique explicitement marquée par des subordinations, des parallélismes et des enchaînements, imbriqués de telle sorte que l’on soit obligatoirement conduit à aboutir au dernier terme du dernier membre pour avoir enfin la résolution du sens. Par l’exercice de la commutation, c’est-à-dire par série de transformations successives et systématiques, on doit pouvoir construire également toute une série de périodes à états intermédiaires, entre celles qui relèvent du pur style coupé et celles qui relèvent de la compréhension la plus amplement et la plus grammaticalement architecturée. Quintilien énonce quelques principes de bon sens sur le sujet général de la composition :

L’orateur, dont les paroles doivent avoir une certaine vigueur naturelle, et couler toujours comme de source, ne doit pas se consumer à peser les syllabes : cela est d’un misérable écrivain, qui ne s’occupe que des minuties, et ne peut vaquer aux choses importantes, aux solides beautés. Une attention continuelle à de petites choses ne risque-t-elle pas d’éteindre ce beau feu qui doit échauffer l’esprit de l’orateur, comme en serrant la bride à un cheval on l’empêche de courir, ou comme en comptant ses pas on ne saurait marcher bien vite? Il suffit donc de la seule habitude d’écrire et de composer pour apprendre la composition. C’est l’oreille qui mesure sa qualité : que la composition soit pleine et nombreuse, l’oreille est remplie; qu’elle soit au contraire défectueusement vide, l'oreille attend quelque chose et n ’est pas satisfaite; qu 'elle soit dure et rude, l’oreille est blessée; douce et coulante, l’oreille est flattée; véhémente, elle réveille son attention; ferme, elle la soulage; traînante, elle lui est pénible; trop chargée, elle la rebute. Ainsi, le savant juge de la composition par la connaissance qu ’il a des règles, et l’ignorant par le sentiment du plaisir qu’elle lui donne. Ce texte, dont on n’a présenté que quelques extraits réunis, est exemplaire de ce qu’est vraiment l’esprit de la rhétorique. Équilibre entre le technique et le spontané, ce qui veut dire le talent ; affirmation du primat de l’oral, du sonore, dé la musique, sur l’écrit et sur le document ; partage entre la connaissance et l’ignorance, entre la culture et la nature, avec insistance finale sur la qualité de plaisir, de charme, de jouissance, qui mesure définitivement, et totalement, la réussite verbale. C’est par ce biais, résolument moderne, que l’on peut, une fois de plus, lier le rhétorique au littéraire, et, conformément aux analyses des plus récents critiques de la question, reconnaître dans la composition la source essentielle de l’impression de souffle ou de génie qui parfois d’un texte ou d’un discours fascine qui est en touché.

=> Éloquence, oratoire, orateur; partie, élocution; exorde, péroraison; preuve; style, niveau, genre; élevé, moyen; prose cadencée, nombreux, clausule, coupé,période; emphase; commutation; qualités.

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