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CHRÉTIEN DE TROYES

CHRÉTIEN DE TROYES (vers 1135-vers 1183). On sait peu de choses de ce Champenois qui, alors que s’épuise la veine antique du roman historique, se consacre à un genre auquel il apportera beaucoup : le roman de chevalerie écrit en vers octosyllabiques. Les plus fameux, inspirés de la légende arthurienne, sont Lancelot ou le Chevalier de la charrette (vers 1175), Yvain ou le Chevalier au Lion (vers 1176) et Perceval ou le Conte du Graal (vers 1182). Outre qu’il y introduit la psychologie - à peu près absente dans la chanson de geste -, Chrétien de Troyes y fait montre de réelles qualités poétiques qui les rendent dignes d’intérêt au-delà de la curiosité documentaire.

Poète et « romancier » né à Troyes. C’est le grand nom - du moins mériterait-il d’être tel - de la littérature française en cette période du Moyen Age, qui, selon Gustave Cohen, apparaît comme une « autre Renaissance » en matière de poésie, et qui, de plus, a vu naître l’art gothique (XIIe siècle).

Auteur comme Wagner d’un Tristan (vers 1160), son premier ouvrage semble-t-il, Chrétien de Troyes achèvera sa carrière poétique et sa vie sur un chef-d’œuvre de caractère presque religieux (et, selon Gustave Cohen, explicitement, délibérément mystique) : Perceval ou le Conte du Graal (vers 1182). Entre ces deux ouvrages se situent, à des dates très imprécises, d’ailleurs, quatre autres romans en vers appelés aujourd’hui romans courtois, c’est-à-dire tout à la fois amoureux et chevaleresques : Érec et Énide ; Cligès ; Lancelot ou le Chevalier à la charrette et Yvain ou le Chevalier au lion. Tour à tour au service d’un grand féodal, le comte de Champagne dont l’épouse Marie a un goût très vif pour la poésie, puis au service de Philippe, comte de Flandres, le rival de son premier protecteur, Chrétien de Troyes, dès le plus jeune âge, ignore les aspects matériels de la vie ; et il meurt, la plume à la main, laissant son Perceval inachevé. Si l’on passe sous silence ses premiers ouvrages (parce qu’ils ne sont que de simples adaptations du poète latin Ovide) et son Tristan (parce qu’on n’a malheureusement pas, jusqu’ici, retrouvé la trace de ce premier en date des « Romans de Tristan et d’Iseut »), Chrétien de Troyes entre dans la carrière avec Érec et Énide qui inaugure ce thème, constant dès lors dans toutes les œuvres du poète, de l’aventure (il l’appelle prouesse} conçue comme rivale du mariage, et à quoi le mariage en toute justice doit laisser sa place. (La grande médiéviste Régine Pemoud souligne non sans humour qu’Erec et Énide est un roman qui débute où finirait un roman moderne : sur le mariage des deux héros.) Cette dualité de l’amour conjugal et de la prouesse chevaleresque est, selon Chrétien de Troyes, le propre de l’homme; quant à la femme, d’abord enchantée d’avoir été conquise de haute lutte par l’exploit du chevalier, elle compte bien que cette ardeur reste, désormais, en deçà du mariage, et y trouvera pour finir son équilibre, sinon son repos. Alors que Cligès, nouveau sujet lié au cycle breton du roi Arthur, est encore un roman de l’amour conjugal, et de la « prouesse » au-delà du mariage, Lancelot ou le Chevalier à la charrette semble une œuvre en marge : son thème (à la demande de Marie, femme de son protecteur, le comte de Champagne) est emprunté à la doctrine amoureuse des troubadours provençaux. La « dame », inexorable et inaccessible, attend de son chevalier l’abstinence complète, et, de plus, la démonstration répétée de son esclavage amoureux : c’est ainsi que Guenièvre exige de Lancelot, vainqueur au tournoi, qu’il monte sur la charrette dite « patibulaire », où l’on expose à l’accoutumée les voleurs et les assassins pour les livrer aux huées du peuple. Un très court instant, Lancelot hésite ; puis se décide :

Car de la honte ne lui chaut Puisqu'Amour le commande haut.

Mais cette brève hésitation déplaît à Guenièvre ; elle exigera de nouvelles épreuves (combats contre divers monstres, passage du « pont de l’épée », etc.) tout au long de ce long récit, que d’ailleurs notre poète, écœuré peut-être de devoir travailler sur commande, abandonne à un « clerc » en cours de route. Avec Yvain ou le Chevalier au lion. Chrétien de Troyes se retrouve ; et il retrouve du même coup son thème favori de l’amour conjugal opposé à l’éternel besoin de prouesse du chevalier : à peine est-il marié avec la belle Laudine qu’Yvain est incité par Gauvain, son « frère d’armes », à le suivre pour chercher aventure à nouveau. Ce qu’il fait. Il ne retourne auprès de Laudine qu’à la fin du roman. N’est-ce pas d’ailleurs pour sa gloire à elle, plus que pour lui, qu’il vient d’entasser exploit sur exploit? Elle lui pardonne. C’est là sans doute le plus réussi et le plus poétique de ces cinq grands « romans », lesquels ne sont en vérité, pour notre joie, que des contes de fées (le mot de roman n’ayant alors qu’une signification purement linguistique : œuvre non destinée aux clercs et de ce fait écrite en langue vulgaire, « romane », par opposition au latin). Le lecteur est invité à se perdre, avec Yvain, dans la forêt de Brocéliande, où il rencontrera la fontaine qui bout; où la fée Morgue confectionne des onguents, qui le guériront de sa rage et de sa tempête ; où le lion, que martyrise un reptile à la gueule enflammée, se voit sauvé par notre héros, et, désormais, s’attache à ses pas, prêt à le défendre à tous moments (en particulier contre l’affreux géant Harpin de la Montagne). Ce même lecteur est si comblé, si bousculé, qu’il ne songe plus même à tenir rigueur au poète de ses invraisemblances ou de ses raccourcis un peu vifs : Yvain tue le mari de la belle Laudine, et il épouse cette trop jeune veuve en de joyeuses noces que le roi Arthur honore de sa présence. Ce qui nous vaudra au passage cette remarque pleine d’humour :

Désormais Yvain est le sire Et le mort est vite oublié. Lui qui l'occit est marié Avec sa femme, et les gens aiment Le vivant plus que le mort même.

Perceval semble vouloir, sur le tard, élargir le thème chevaleresque de l’aventure et de la « prouesse ». Ainsi que le suggère à nos yeux d’hommes du XXe siècle, qui ne connaissons guère ce mot que par Richard Wagner, son sous-titre, conte du Graal, la quête est, ici, le graal (on dit encore « grallon » pour vase dans certaines campagnes françaises), le calice sacré où, selon la tradition, Joseph d’Arimathie aurait recueilli le sang du Christ crucifié. Certain jour, dans un château, le jeune preux Perceval aperçoit, blessé, le roi pécheur, ayant à ses pieds le Graal, et une épée qui saigne. Chrétien de Troyes, ingénieux conteur, ne nous en dit pas plus. Tous les épisodes qui vont suivre resteront d’ailleurs sous le signe du mystère et du symbole : la rencontre, dans la forêt, de la « pucelle » qui prédit à Perceval que l’épée se brisera ; la procession du Vendredi saint ; les trois gouttes de sang, sur neige blanche apparaissant près du camp, au clair de lune ; le combat singulier contre le sénéchal. Au demeurant, Perceval traverse toutes les péripéties, passe toutes les épreuves, comme un innocent - un nice, dit Chrétien ; délivre au passage Blanchefleur, nièce du sénéchal ; prend de force (et au vol, une fois encore) à une demoiselle endormie, qu’il réveille d’abord, un baiser, puis un anneau (il lui dérobera même, en prime, un pasté, qu’il mangera chemin faisant). Il entre sans façon dans la chambre du roi Arthur, et à cheval. Ce « simple » est à la fois mystérieux et familier. Notons que ses exégètes (qu’il intrigua beaucoup, et de nos jours encore), s’ils admettent unanimement que les « intentions » de l’auteur aient été morales à cette époque de sa vie, ne savent pas trop à quoi s’en tenir sur leur contenu réel : « Le bon Chrétien de Troyes n’avait pas l’âme mystique », écrit Gustave Lanson. Et Gustave Cohen, au contraire, qui a l’avantage sur Lanson d’aimer l’auteur dont il parle (il l’a traduit en français moderne, rythmé et rimé de façon aussi harmonieuse que fidèle) : « Chrétien termine sa carrière, sur cette terre de Flandre qui sera celle des béguinages et dont le limon s’imprègne facilement d’esprit mystique, par un roman qui est la plus belle exaltation du christianisme. » Précisons pourtant que le roman laissé inachevé par Chrétien ne confirme en rien l’hypothèse de Gustave Cohen ; mais ce récit a été poursuivi par plusieurs auteurs dont le mérite varie et dont l’optique est bien différente : l’amour, raison d’être de toutes ces œuvres romanesques médiévales, est nommé désormais « péché de luxure ». Il devient la faute majeure qui déshonore les héros ; et l’on se prend à regretter la fraîcheur d’âme et l’humour naïf du Perceval de Chrétien de Troyes. Citons tout au moins quelques vers de ce subtil et délicieux poème :

Ce fut au temps qu’arbres fleurissent, Feuilles, bocages, prés verdissent, Que les oiseaux, en leur latin, Doucement chantent au matin, Et tout être de joie enflamme...

Ou bien, pour finir, ce mélodieux passage de son chef-d’œuvre, Yvain :

Et la nuit et le bois lui font Grand ennui, et plus lui ennuie Que le bois ni la nuit, la pluie.

 


CHRÉTIEN DE TROYES Poète né vers 1135 et mort vers 1183. Il eut pour protectrice et inspiratrice Marie de France, épouse du comte de Champagne et fille de Louis VII. Il sut, dans ses adaptations des légendes bretonnes, chanter l’amour courtois et l’idéal chevaleresque. Toutefois, ces aventures recouvrent un enseignement métaphysique d’une tout autre portée, formulé en symboles et dont le sens a échappé aux commentateurs officiels (Yvain ou le Chevalier au lion, Perceval ou le Conte du Graal, Lancelot ou le Chevalier à la charrette et Tristan).

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