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CHRESTIEN ou CHRÉTIEN DE TROYES

CHRESTIEN ou CHRÉTIEN DE TROYES. De dates précises, en l'absence de documents provenant de la ville qu'on peut supposer avoir été son lieu de naissance et qui fut incendiée à la fin du XIIe siècle, on n'en saurait espérer, mais on peut déduire de la chronologie de ses oeuvres et de leurs dédicaces, quelques indications. Il naît probablement à Troyes vers 1130 (?), il entre dans la vie littéraire vers 1158-60, par des traductions d'Ovide (Métamorphoses, Art d'aimer) perdues, un Tristan et Iseut, également perdu. Puis viennent Erec et Enide, environ 1162; Cligès ou la Fausse Morte (après 1164); Lancelot ou le Chevalier à la charette, env. 1168, dédié à Marie, fille d'Éléonore d'Aquitaine, laquelle épousa, en 1164, Henri Ier le Libéral comte de Champagne; Yvain ou le Chevalier au lion, env. 1172; Perceval ou Le Conte du Graal dédié à Philippe d'Alsace, comte de Flandre, env. 1182, et inachevé. L'oeuvre conservée est assez considérable : cinq larges romans en vers octosyllabes à rimes plates sans alternance, alors instrument du genre. Ce genre, il ne l'a pas créé, puisque avant lui, dans la décade qui va de 1150 à 1160, il y a ce que j'ai appelé la Triade classique (Thèbes, Enéas, Troie) et le Roman de Bru de Wace, de 1155, où figurent déjà le roi légendaire Arthur, lancé par Geoffrey of Monmouth, dans son Histoire des rois de « Bretagne », vers 1136, et les chevaliers de la Table Ronde; en un mot, la matière de Bretagne et l'élément celtique, propre à envelopper l'action des brouillards de Thulé, qui en font accepter l'invraisemblance, ce qui n'empêche pas Chrétien, en lui empruntant son cadre et ses personnages, de les transposer dans la société courtoise française de la seconde moitié du XIIe siècle avec ses fêtes et ses tournois, ses amours et ses « chevaliers errants, qui vont aventure quérant ». Mais le tableau réaliste et évocateur qu'en trace ce puissant imaginatif ne suffît pas à notre Champenois. Psychologue, il a scruté la condition humaine. Par ses contes, comme il les appelle parfois trop modestement, il crée le roman psychologique et le roman à thèse, préparant ainsi le genre à ses immenses destinées futures du XIXe et du XXe siècle. Pour lui, la destinée de l'homme jeune et amoureux, cherchant sa vie, se débat entre l'amour et l'aventure. La jeune fille, fière d'avoir été distinguée par celui qui l'aime, se satisfait de l'amour; mais celui-ci, même réalisé dans le mariage, laisse l'homme jeune insatisfait. Il lui faut, pour combler son âme ardente et utiliser ses disponibilités, l'aventure, qui peut consister à surmonter les merveilles et les enchantements entravant sa route, mais qui s'y déguise aussi sous des formes morales : le secours du chevalier à la veuve et à l'orphelin, la délivrance de prisonniers, ou de religieuses :1a libération du Saint-Sépulcre ou encore la conquête du Graal. La plus ancienne oeuvre conservée de Chrétien de Troyes : Ërec et Ènide, pose d'emblée ce problème sans l'expliciter : Êrec a conquis Énide, la belle au « chainse » blanc troué au coude, en la disputant au chevalier à l'épervier, et, avec le consentement du roi Arthur et de son épouse Guenièvre, il l'épouse. Mais il s'endort dans les délices de l'union charnelle (description réaliste et cependant discrète de la nuit de noces) et l'on murmure autour de lui qu'il est recréant d'armes et de chevalerie, c'est-à-dire qu'il y renonce. Sa femme en pleure et est contrainte de le lui révéler. Alors il l'entraîne dans les plus folles aventures, dont il triomphe par sa bravoure, lui montrant qu'il n'a rien perdu, jusqu'à celle de la « Joie de la Cour », figuration d'une descente aux Enfers, thème fréquent dans les romans de Chrétien, car l'amour est plus fort que la mort. Cligès, après nous avoir dépeint les amours à Windsor, sur la Tamise (que j'ai reconnu comme chose vue), d'Alexandre et de Soredamor (Blonde d'Amour) à la Cour de Bretagne, transporte ensuite la scène en Allemagne et à Constantinople, pour décrire celles de leur fils Cligès, et de Fenice, qui ne se donne à lui, quoique devenue femme de l'Empereur Ali, qu'après avoir été changée, par sa nourrice Thessala, en fausse morte dans un riche tombeau. Elle ne veut pas être à plusieurs « parsonniers » (possesseurs) et proclame ce motto : « Qui a le coeur, il ait le corps », ce qui fait un autre Tristan ou, plus probablement, un super Tristan. Lancelot, ou le Chevalier à la charrette retrace la quête de Lancelot pour arracher la reine Guenièvre, enlevée par Méléagant en Gorre, « le royaume d'où nul n'échappe ». Elle s'abandonne à lui, mais non sans lui reprocher durement d'abord d'avoir hésité plus de deux pas avant de monter dans la charrette patibulaire du nain (destinée aux condamnés) pour entreprendre la plus difficile des délivrances. En un tournoi final, auquel il participe, la femme aimée abuse de son pouvoir en ordonnant à son chevalier servant de s'y faire battre en combattant « au noauz » (pour néant, pour rien). Il semble que Chrétien se soit dégoûté de cet abus de pouvoir, dont le thème lui avait été imposé par sa protectrice : Marie de Champagne, et il fit achever le roman par Geoffroy de Lagny. Yvain ou le Chevalier au lion (du nom du noble animal qu'il délivre de l'étreinte d'un serpent et qui désormais le suit partout) nous ramène au thème initial de l'amour et de l'aventure : Yvain, après avoir tué Esclados le Roux, épouse sa veuve, Laudine; mais à l'instigation de Gauvain, neveu d'Arthur, la quitte, quinze jours après les noces, pour courir aventures un an, avec son consentement. Mais comme il oublie le terme fixé, elle lui signifie son congé définitif et il en devient fou. Sur les instances de sa suivante, Punete, que le Chevalier au lion a délivrée en combat judiciaire de ses persécuteurs, elle lui accorde finalement son pardon. Solution originale du conflit de l'amour et de l'aventure, dans le cadre du mariage; l'aventure à tempérament. Perceval ou le Conte du Graal est l'histoire du jeune nice, ou naïf, qui se fait armer chevalier par le roi Arthur, et, accueilli par hasard dans le château du Roi Pêcheur, y voit passer devant le « méhaigné » (paralysé), le cortège du Graal, avec la lance qui saigne. Comme il a omis d'interroger son hôte sur la signification du vase (graal) où Joseph d'Arimathie recueillit le sang du Crucifié, et dont l'hostie suffit à nourrir le père du Roi Pêcheur : « Tant sainte chose est le graal », le château lui apparaît le lendemain vide et, pour le retrouver, il se livre à une longue et aventureuse quête que Chrétien non plus n'acheva pas, car « la mort devança », dit un de ses continuateurs, Gerbert de Montreuil. Chrétien de Troyes n'est pas seulement un romancier passionnel, mais un grand styliste. Il faudrait citer entre autres tout le cortège du Graal (car l'Enchantement du Vendredi Saint n'appartient pas seulement au Parsifal de Wagner, imité du nôtre), et la Complainte des Pauvres Pucelles, dans Yvain que je crois avoir rendu célèbre. C'est dire qu'avant Wagner, il a parcouru le difficile chemin qui va de l'amour terrestre de Tristan à l'amour sacré de Perceval. GUSTAVE COHEN. ? « Il répandait le beau français à pleine main. » Huon de Méry, XIIIe s. ? « C 'était, en somme, un homme d'esprit beaucoup plus que de sentiment, un conteur adroit dans le détail, parfois maladroit dans l'ensemble, un écrivain habile qui n'a pas toujours su ou voulu donner à son style la perfection qu'il a parfois atteinte.» G. Paris. ? « C 'est une scène exquise, dans Le Chevalier au lion, que l'éveil de l'amour dans l'âme d'une veuve éplorée... il y a un grain de Marivaux dans ce Champenois. » G. Lanson. ? Le plus ancien roman arthurien qui nous soit connu est l'Èrec de Chrétien de Troyes. Il n 'est pas difficile de prouver que c'est au demeurant le premier du genre, et que c'est par conséquent à cet écrivain que revient l'honneur d'avoir créé le roman arthurien français. On constate combien le poète apparaît d'entrée de jeu compréhensif et génial. » W. Förster. L'initiatrice, c'est la Dame, en qui réside toute science et toute bonté. C 'est elle qui, par sa grâce et par la vertu ennoblissante de l'amour, enseigne au Chevalier la prouesse, lui apprend à valoir, le fait monter en prix par une série d'épreuves voulues, le développe et l'accomplit. » J. Bédier. ? « Jusqu'à preuve que d'autres poètes l'ont précédé dans la composition de romans arthuriens, il sera permis de le considérer comme le créateur du genre, comme le premier inventeur de ce monde poétique où jouent des formes étranges, où l'obscur fascine l'esprit à l'égal de la lumière, où se poursuivent des destinées singulières et mystérieuses.» E. Faral. ? «Dans [le] mélange du réel et du surréel réside toute la magie de ce grand poète, de ce grand créateur du roman moderne. » Reto R. Bezzola.




CHRÉTIEN DE TROYES (v. 1135-v. 1183). Poète français du Moyen Âge, auteur de romans courtois. Originaire de Champagne, il vécut à la cour de cette province puis à celle de Flandres. Ses oeuvres principales sont Lancelot ou le Chevalier à la charrette, Yvain ou le Chevalier au lion et Perceval ou le conte du Graal. Il emprunta ses thèmes et ses personnages à la légende, et donna la version la plus célèbre du cycle de la Table ronde. Il ajouta à ces thèmes ceux de la poésie courtoise des trouvères et des troubadours du XIIe siècle.

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