CHATEAUBRIAND
CHATEAUBRIAND
François René, vicomte de Chateaubriand, né à Saint-Malo le 14 septembre 1768, est le fils du comte de Combourg, et le demier-né d'une famille de dix enfants. Venu à Paris pour se livrer à la carrière littéraire, il débute (1790) par une nouvelle pastorale insérée dans l'Almanach des Muses. Lors des premiers troubles de la Révolution, il part en Amérique, d'où il rapportera notes et descriptions qu'il intégrera dans les Natchez et le Voyage en Amérique, mais, ayant appris l'arrestation et la captivité de Louis XVI, il revient en France en 1792, se marie, puis émigre. Suivant l'armée prussienne, il est blessé près de Thionville. Il passe ensuite en Angleterre, y vit quelque temps dans la misère, donnant des leçons de français et faisant des traductions ; parallèlement, la tête pleine de vastes idées, il publie en 1797 un Essai historique, politique et moral sur les Révolutions, où apparaît un profond scepticisme en ce qui concerne l'utilité de ces grands changements des sociétés humaines. Imbu jusque-là de la philosophie du xviiie siècle, il est tout à coup ramené, par le vœu de sa mère mourante, au christianisme et conçoit le plan d'un nouvel ouvrage destiné à montrer les beautés de la religion et à y ramener la société par les séductions de sa prose poétique : c'est le Génie du christianisme. Dès 1801, il en détache l'épisode d'Atala, qu'il insère dans un journal, le Mercure de France, et qui a un succès prodigieux dans toute l'Europe. L'année suivante il publie, après l'avoir transformé, Le Génie du christianisme. C'est une révolution littéraire qu'aucun critique n'ose attaquer et qui est appréciée par Napoléon Bonaparte, alors Premier consul, qui y trouve un appui opportun à la politique de réconciliation religieuse qu'il vient d'entreprendre. L'ouvrage, qui donne la préférence aux intuitions du cœur, est écrit dans une langue chaude et neuve, et empli d'un sentiment poétique des beautés de la nature ; il offre dans le célèbre épisode de René l'expression encore inconnue des mélancolies de l'âme humaine. De cette mine, entrouverte par Jean-Jacques Rousseau et Bernardin de Saint-Pierre, va sortir à grands flots le romantisme. Bonaparte, auquel une édition est dédiée' nomme l'auteur secrétaire de légation à Rome (1803), puis ministre de France près de la République du Valais (1804). L'exécution du duc d'Enghien provoque la démission de Chateaubriand. En 1806, il visite la Grèce, l'Asie Mineure, la Judée, l'Afrique du Nord, l'Espagne, recueillant partout des couleurs pour son épopée romantique des Martyrs, nouvelle œuvre consacrée au christianisme, qu'il oppose au paganisme ; elle paraît en 1809. En 1811, année de la parution de l'itinéraire de Paris à Jérusalem, Chateaubriand est nommé à l'Académie française mais ne veut pas y prononcer son discours de réception, car il lui a été demandé de le censurer, ce qu'il refuse — comme il refuse, tout le temps que dure l'Empire, de participer à la vie politique —, se contentant d'un silence désapprobateur et n'affectant n'avoir pour seule préoccupation que sa gloire littéraire. En 1814, pourtant, il seconde puissamment la Restauration par sa fameuse brochure De Bonaparte et des Bourbons, même s'il appelle à la réconciliation entre les ancien et nouveau régimes. En 1815, lors des Cent-Jours, il suit Louis XVIII à Gand, et au retour, nommé ministre d'État et pair de France, il se range dans le parti des légitimistes ultras tout en professant, dans La Monarchie selon la Charte, un subtil mélange de principes libéraux et de principes monarchiques. Destitué pour cet écrit, il est nommé ministre plénipotentiaire à Berlin en 1821, puis ambassadeur à Londres l'année suivante. Ministre des Affaires étrangères de 1822 à 1824, il doit se démettre de ses fonctions après l'échec de l'expédition militaire d'Espagne qu'il a organisée. Il passe alors du royalisme au libéralisme, tenant tribune dans Le Journal des Débats, s'attaquant aux ministres de Charles X, qui le nomme ambassadeur à Rome en 1828, afin de l'éloigner de Paris. Mais Chateaubriand y revient en 1830, après avoir démissionné pour protester contre les Ordonnances de juillet qui vont mettre fin à la Restauration. La foule le porte en triomphe. Quelques jours après la révolution de Juillet, il prononce au palais du Luxembourg un magnifique discours de fidélité aux Bourbons et, refusant de servir Louis-Philippe, rejeton de la branche Orléans, s'exclut lui-même de la Chambre des pairs. Il se retire quelque temps en Suisse avant de revenir bourbonien par honneur, royaliste par raison et conviction, républicain par goût et caractère... Il n'aura plus aucun rôle politique. Ses dernières années, au cours desquelles il achève de rédiger ses grandioses Mémoires d'outre-tombe (publiés à partir de 1848) dont il va faire la lecture à l'Abbaye-aux-Bois chez Mme Récamier, son dernier amour, s'écoulent dans l'amertume de la vieillesse et le désenchantement. Il meurt à Paris le 4 juillet 1848. Conformément à son souhait, il est enterré sur l'îlot du Grand-Bé, au large de Saint-Malo, face à la mer.
CHATEAUBRIAND François René de
1768-1848
1. « René ». - 2. « Le Génie du christianisme ». - 3. Les « Mémoires ». - 4. Chateaubriand écrivain.
Poète, romancier et mémorialiste, né à Saint-Malo.
« René »
Les flots, les vents, la solitude, sont, dira-t-il dans les Mémoires d’outretombe, les trois compagnons qui ont bercé son enfance. En 1777, il s’installe au château de Combourg avec sa famille. Attiré un instant par la prêtrise ; il revient à Combourg, et rêve, seul ou en compagnie de sa sœur Lucile. Mais aussi il s’invente une idéale sylphide, et en fait, n’est heureux qu’avec cette pure « vue de l’esprit ». Car cet orgueilleux est, et restera toujours, un timide : L’ardeur de mon imagination, ma timidité, la solitude, firent [...] que je me repliai sur moi-même. Un bref voyage en Amérique (1791) et une campagne avec l’armée des émigrés, dont il revient blessé, pourraient être les événements « marquants » de sa jeunesse, et aussi l’exil en Angleterre (1792-1800) où il vit de leçons et de traductions ; mais le seul fait qui, de cette première partie de sa vie, va rejaillir sur la destinée tout entière du poète est la décision prise, à la suite d’un retour à la foi de son enfance, d’édifier un monument, philosophique et poétique tout ensemble, à la gloire de la religion : Le Génie du christianisme. L’œuvre paraît en 1802, précédée d’Atala, ou les Amours de deux sauvages dans le désert (1801), en guise d’exemple des harmonies de la religion avec la nature et les passions du cœur humain. De même, le roman René (1802) sera présenté au public comme la simple illustration d’un chapitre de ce même Génie du christianisme intitulé : Du vague des passions. René (qui est un peu François René de Chateaubriand, dans son adolescence tout au moins) aspire à l’absolu au milieu d’un monde médiocre : Souvent, j’ai suivi des yeux les oiseaux de passage au-dessus de ma tête [...] Je sentais que je n’étais moi-même qu’un voyageur. Mais ce n’est là que l’aspect lyrique du personnage. Poursuivons en effet : Une voix du ciel semblait me dire - Homme, la saison de ta migration n’est pas encore venue ; attends que le vent de la mort se lève, alors tu déploieras ton vol vers ces régions inconnues que ton cœur demande. Ainsi donc, ce type littéraire de René, qui devait donner son caractère à toute une époque, était, dans l’esprit de l’auteur lui-même, assez ambigu : conçu d’abord (ainsi qu’Atala, récit exotique) pour prendre place dans l’épopée « américaine » des Natchez, et délibérément autobiographique au surplus, voilà qu’en cours de route, eu égard à son projet d’apologie de la religion, le roman va devenir édifiant. Et c’est dans ce contexte que Chateaubriand place la tirade si justement célèbre, et si mal comprise à l’époque : Levez-vous vite, orages désirés, qui devez emporter René dans les espaces d'une autre vie. Il faut souligner d’ailleurs que les trois phrases citées plus haut se suivent sans interruption, et que par conséquent l’autre vie, dont il est ici question, ne se situe pas dans un monde poétique ; c’est le vent de la mort qui peut, seul, y faire accéder notre héros, et, du même coup, combler sa soif d’infini. Le lecteur ne retint guère l’idée, mais seulement l’image (les oiseaux de passage au-dessus de ma tête ; et surtout, un peu plus loin, le vent sifflant dans ma chevelure, lequel fit oublier le vent de la mort évoqué furtivement). C’est bien plus tard dans ses Mémoires posthumes que les lecteurs de François René pourront lire ce rappel énergique et presque méprisant de ses intentions si faussement interprétées : « René » a infesté l’esprit d’une partie de la jeunesse [...] J’avais au contraire voulu la corriger [...] Il n’a plus été question que de vents, d’orages, de maux inconnus livrés aux nuages et à la nuit ; il n’y a pas de grimaud sortant du collège qui n’ait rêvé d’être le plus malheureux des hommes.
« Le Génie du christianisme »
Au demeurant, Le Génie du christianisme lui-même devait donner lieu au même malentendu entre l’idée que l’auteur se proposait d’imposer dans l’esprit du lecteur, et l’image utilisée à titre d’« illustration », de métaphore. En effet, pour montrer que la religion est bonne et qu’il faut croire, n’évoque-t-il pas d’une part l’harmonie de la création divine, et, d’autre part, la grandeur de ces idéales maisons de Dieu qu’ont été en France les cathédrales? Le public fut sensible à la splendeur des « illustrations », au point que les deux centres d’intérêt de la littérature vont être dès lors, et pour longtemps, l’art du Moyen Âge - honni par les siècles classiques - et la beauté de la nature dans sa forme la plus primitive. Notons en passant que, porté par son zèle à chasser du ciel ou des forêts la moindre trace des dieux trop immoraux, et par là trop familiers, de la fable païenne (La mythologie, peuplant l’univers de fantômes, ôtait à la création sa gravité, sa grandeur et sa solitude [...] Priape
était là et Vertumne avec les zéphyrs), Chateaubriand courait le risque d’en chasser de proche en proche le Dieu unique, le Dieu souverain père de tous les hommes. Ce même Dieu dont les romantiques anglais et allemands, pour leur part (sans parler de J.-J. Rousseau et de Bernardin de Saint-Pierre), avaient associé indissolublement l’existence, et la présence même, avec la contemplation de la nature. Au lieu d’une génération de placides dévots, Chateaubriand amènera derrière lui un siècle entier de poètes romantiques. Autres suites à son Génie du christianisme, l'itinéraire de Paris à Jérusalem (1811 éclatante galerie de paysages : grecs, égyptiens, palestiniens) et surtout Les Martyrs (1809), vaste poème épique en prose. Le poète s’y proposait de faire la preuve que la religion chrétienne est plus favorable que le paganisme au développement des caractères et au jeu des passions dans l’épopée. Et, de fait, les caractères sont ici plus variés et plus riches, les passions plus fortes et plus complexes, que dans l'Iliade ou l'Odyssée. Eudore, Cymodocée, Démodocus, vivent de toute la vie que le poète leur a généreusement insufflée. Quant à l’amour, impossible et d’autant plus poignant, d’Eudore pour la belle druidesse Velléda (qui va déterminer le retour du jeune homme à la foi de ses pères), n’est-ce pas l’histoire même de la passion que connut François René durant son exil (pour la jolie anglaise Charlotte Ives) et de la crise mystique qui s’ensuivit? Pourtant Les Martyrs ne sont plus guère lus, de nos jours. Les « caractères » ni les « passions » ne sont donc pas en cause ici, et peut-être n’ont-ils rien à faire dans une épopée, qui est, après tout, chant plutôt que drame?
Les « Mémoires »
Il semble alors que, dans l’esprit de Chateaubriand, sa carrière littéraire s’achève avec cet ensemble de cinq ouvrages « apologétiques ». Il décide de ne publier plus rien désormais (une exception : le pamphlet monarchiste De Buonaparte et des Bourbons, 1814). C’est l’homme politique qui va seul attirer l’attention : ultra-royaliste, directeur du Conservateur (journal où ce poète se révèle un redoutable polémiste) ; ambassadeur, à plusieurs reprises ; ministre des Affaires étrangères en 1823 et responsable de l’intervention de la France en Espagne pour le rétablissement de Ferdinand VII sur le trône ; adversaire enfin, dès 1830, de la monarchie de Juillet (il va, bien à tort, être poursuivi en cour d’assises pour assistance prêtée à la duchesse de Berry dans sa tentative de soulèvement légitimiste). En vérité, « légitimes » ou non, il méprise également ces trois règnes de Louis XVIII, Charles X et Louis-Philippe. Il vomit plus encore une époque où la bourgeoisie triomphante, béate de contentement, vient s’épater les fesses jusque sur le trône ; et il écrit, lors de la révolte des canuts de Lyon, peu après l’avènement du roi bourgeois : Faudra-t-il établir une garnison de 20 000 hommes dans chaque ville manufacturière et mettre un soldat en faction auprès de chaque aune de ruban et de drap ? (Lettre à MM. les rédacteurs de la « Revue européenne »). Et, un peu plus tard, ceci, qui marque la protestation d’un croyant sincère face à l’hypocrisie de l’Église, à cette époque : Un état politique où des individus ont des milliers de revenus, tandis que d’autres individus meurent de faim, peut-il subsister quand la religion n’est plus là, avec ses espérances hors du monde pour expliquer le sacrifice ? Cependant l’hôte de Mme Récamier à l’Abbaye-aux-Bois commence à rédiger, puis à lire devant quelques fidèles, ses Mémoires d’outre-tombe, qui sont tenus pour le « chef-d’œuvre de sa maturité », à moins que ce ne soit son chef-d’œuvre tout court (environ 1811-1841, publiés en 1848-1850). Il rédige encore, pensum que lui inflige son confesseur, une Vie de Rancé (1844) ; mais bientôt le livre s’anime, comme si le poète Chateaubriand se reconnaissait peu à peu dans ce trappiste du XVIIe siècle, longtemps attiré par les plaisirs du siècle et fasciné plus encore, pour finir, par la rigueur de la règle. Comme Rancé lui-même, son fougueux biographe en vient à dénoncer la vanité du bonheur sous ses diverses apparences, fût-ce la plus brillante, la plus exaltante : « l’amour » ou « la renommée » ; ou encore « la fortune ». Mais, dira-t-on, le bonheur du sage n’est pas toujours dans la passion ni le fracas? Alors notre néophyte : Restent ces jours, dits heureux, qui coulent, ignorés, dans l’obscurité des soins domestiques et qui ne laissent à l’homme ni l’envie de perdre ni de recommencer sa vie. Quant à lui, infirme désormais, il s’installe à demeure chez Mme Récamier, et meurt, en exigeant d’être laissé après sa mort, comme à sa naissance, face à face avec les flots, les vents, la solitude (par quoi il semble renouer avec les thèmes de son enfance).
Chateaubriand écrivain
Sur le plan de l’écriture, il n’y a pas « plusieurs » Chateaubriand : un tempétueux poète romantique, puis un homme d’action, et pour finir un mémorialiste à la sérénité olympienne ; mais, dès le premier livre qu’il donne au public, un artiste souverainement maître de ses dons, disposant de tous les registres à la fois, depuis les murmures les plus ténus et les plus tendres jusqu’aux plus éclatantes fanfares. Tour à tour majestueux, lascif, cinglant ; piquant, même, ou joli. Simple, enfin, quand il lui plaît. À ce point de vue, il n’y a pas le moindre progrès d’Atala aux Mémoires. Tout est de vigueur égale, et de saveur toujours renouvelée : l'itinéraire ou la Vie de Rancé (ou ces adorables Aventures du dernier Abencérage -1826 - qui semblent une riante « annexe » illustrée de l’itinéraire) ; et même Les Martyrs dont la longueur, rançon du défi lancé à l’épopée antique, ne doivent pas faire oublier la couleur, la fraîcheur ou l’inattendu des images et des évocations : Je découvris Velléda assise sur la bruyère [ ..] Elle portait un collier de baies d’églantier; sa guitare était suspendue à son sein par une tresse de lierre et de fougère flétrie; un voile blanc jeté sur sa tête descendait jusqu’à ses pieds [...] Pâle et les yeux fatigués de pleurs, elle était encore d’une beauté frappante. On l’apercevait derrière un buisson à demi dépouillé.