Chapitre III - LES SEDUCTIONS DE LA PAROLE
La persuasion est l'unique fin de l'orateur. Persuader, c'est amener à croire à quelque chose et donc, éventuellement, amener à agir en fonction de cette croyance. Celui qui croit tient pour vraie une idée même lorsqu'elle n'est pas réellement fondée en raison. Ainsi le malade croit-il davantage l'orateur habile que le médecin. Le médecin sait, parce qu'il est l'homme de l'art, ce qui est bon pour son patient ; il le sait en tout cas mieux qu'un orateur qui n'est pas médecin. Mais même si son discours est fondé en vérité, il n'est pas pour autant persuasif. La persuasion entraîne l'adhésion de tout l'être, l'argumentation rationnelle ne touche guère que l'intelligence. Voilà pourquoi la rhétorique peut se révéler dangereuse. Car puisque la rhétorique ne s'adresse pas à l'intelligence, puisque celui qu'elle persuade ne réfléchit pas, elle peut viser n'importe quelle fin, bonne ou mauvaise pour ceux qu'elles persuade. Pour reprendre l'exemple proposé par le texte, l'orateur peut persuader un malade de faire ce que demande le médecin, l'homme qui sait ce qui est bon pour lui ; mais le même orateur serait capable d'obtenir du malade qu'il refuse d'obéir au médecin, comme il est capable de se faire préférer à lui en cas d'élection. Voilà le danger de la rhétorique, procédé qui sert n'importe quel pouvoir, sans réflexion préalable sur les buts, les valeurs en jeu.
Quelques éléments de réflexions :-
La puissance du langage est redoutable en raison de la possibilité qu'il offre de "manipuler" les gens, comme l'a bien vu Platon dans sa critique de la rhétorique. Mais cette manipulation peut se retourner contre les manipulateurs eux-mêmes, et échapper ainsi à tout contrôle, ainsi que l'explique H. Lefebvre:
« Le discours se vend. Il sert à vendre. Il se manipule et permet de manipuler. Les gens se divisent alors en manipulateurs et en manipulés ; les rôles peuvent changer, et le manipulateur se laisser manipuler. Le discours parachève ainsi l'aliénation par l'argent et le monde de la marchandise. En allant au fond des choses, ce n'est d'ailleurs pas lui qui manipule et aliène : c'est la forme qui a capturé cette autre forme, le langage, à savoir la marchandise, et qui la change en discours, en moyen de persuader, c'est-à-dire de vendre. » (Le langage et le société, coll. Idées, p. 371).
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Cette puissance du langage est particulièrement redoutable dans une perspective politique, car les discours engagent les peuples, comme l'a souligné Hegel :
« Les discours sont des actes et même des actes tout à fait essentiels et très efficaces. Certes, on entend souvent des hommes se justifier en disant : "Ce n'étaient que des paroles". Si cela est vrai, s'il ne s'agit que de mots, leur innocence est établie ; en effet de tels discours ne sont que purs bavardages et le bavard jouit du privilège de l'innocence. Mais les discours entre peuples ou bien ceux qui s'adressent à des peuples et des princes sont des actes. » (La Raison dans l'Histoire, 10-18, p. 26)
L'imposture de la rhétorique
Contrairement au dialogue philosophique, la rhétorique n'a pas pour but la recherche en commun de la vérité : son seul but est de conquérir le pouvoir par la parole. Le rhéteur cherche à manipuler son auditoire grâce à une technique de persuasion basée sur l'imposture et la flatterie. Par ses belles paroles, il parvient à « paraître, face à un public d'ignorants, plus savant que les savants eux-mêmes » (459c), alors qu'il n'en sait pas plus sur le sujet que ceux à qui il s'adresse. Pour persuader, il utilise la flatterie : il suffit de dire à l'auditoire ce qui lui fait plaisir. La seule matière que connaît le rhéteur, ce sont les opinions, les goûts, les désirs et les peurs de la foule. Son discours ne permet pas à son auditoire de progresser vers le savoir, il ne fait que l'entretenir dans ses croyances. Il ne l'éclaire pas sur ce qui est bon pour lui, mais le conforte dans l'illusion que l'agréable est le bien.
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