BERGSON : NOUS NE PERCEVONS QUE DU PASSÉ
BERGSON : NOUS NE PERCEVONS QUE DU PASSÉ
S’il y a un paradoxe du passé qui consiste dans le fait qu’il est tout en n’étant plus, ce paradoxe ne viendrait-il pas d’une conception erronée de la nature du passé comme de celle du présent ? Ne serait-ce pas en effet le présent qui n'est pas et le passé qui seul est ?
« Comment le passé, qui, par hypothèse, a cessé d’être, pourrait-il par lui-même se conserver ? N’y a-t-il pas là une contradiction véritable ? — Nous répondons que la question est précisément de savoir si le passé a cessé d’exister, ou s’il a simplement cessé d’être utile. Vous définissez arbitrairement le présent ce qui est, alors que le présent est simplement ce qui se fait. Rien n'est moins que le moment présent, si vous entendez par là cette limite indivisible qui sépare le passé de l’avenir. Lorsque nous pensons ce présent comme devant être, il n’est pas encore ; et quand nous le pensons comme existant il est déjà passé. Que si, au contraire, vous considérez le présent concret et réellement vécu par la conscience, on peut dire que ce présent consiste en grande partie dans le passé immédiat. Dans la fraction de seconde que dure la plus courte perception possible de lumière, des trillions de vibrations ont pris place, dont la première est séparée de la dernière par un intervalle énormément divisé. Votre perception, si instantanée soit-elle, consiste donc en une incalculable multitude d’éléments remémorés, et à vrai dire, toute perception est déjà mémoire. Nous ne percevons, pratiquement, que le passé, le présent pur étant l’insaisissable progrès du passé rongeant l’avenir. »
Bergson, Matière et Mémoire, III.
ordre des idées
1) Une question : Comment le passé, que l’on définit comme ce qui « a cessé d’être » peut-il « par lui-même se conserver » ?
2) Réponse : La question est mal posée, car en réalité le passé n’est pas ce qui a cessé d’être, mais ce qui a cessé de nous être utile.
3) Explication : a) Nous opposons habituellement le passé : ce qui n'est plus, au présent : ce qui est. b) Mais le présent est ce qui se fait, et non pas ce qui est : car dès que nous percevons quelque chose, cette chose est déjà du passé, ou si nous la percevons pas encore, c’est qu’elle n’est pas encore.
4) Conclusion : Le “présent” que nous percevons est donc du passé, l'avancée du passé (il est par là ce passé qui nous intéresse pour notre action présente, qui nous est utile) ; le passé continue donc d’exister, il se conserve.