Databac

Bergson: Les deux mémoires

Dans son essai Matière et mémoireBergson s'interroge sur l'opposition traditionnelle entre le corps et l'esprit, qu'il critique afin de montrer qu'une partie des fonctions psychiques se comprennent comme fonctions biologiques, alors que d'autres renvoient à une vie spirituelle propre.

Problématique

Pour mémoriser un texte, il faut le relire plusieurs fois, chaque lecture apportant un progrès nouveau jusqu'à la mémorisation complète. Chaque lecture du texte constitue elle-même un souvenir distinct de celui de la leçon complète. Dans l'apprentissage, le texte est d'abord décomposé, puis recomposé ; il est progressivement acquis par la répétition mécanique de ses éléments. Mais le souvenir, à la base de toute mémorisation, n'est pas répétable : il est donc par essence unique.

Enjeux

L'apprentissage d'une leçon est une bonne illustration de la manière dont fonctionne la mémoire. Celle-ci n'est pas seulement simple juxtaposition mécanique d'éléments, elle accomplit un travail dynamique et vivant. Il y a donc un enrichissement réciproque de la mémoire habitude et de la mémoire vivante, qui est dès lors très difficile à reproduire dans des structures d'intelligence artificielle.

Les deux mémoires

J'étudie une leçon, et pour l'apprendre par cœur, [...] je la répète ensuite un certain nombre de fois. À chaque lecture nouvelle un progrès s'accomplit ; les mots se lient de mieux en mieux ; ils finissent par s'organiser ensemble. À ce moment précis je sais ma leçon par cœur ; on dit qu'elle est devenue souvenir, qu'elle s'est imprimée dans ma mémoire. Je cherche maintenant comment la leçon a été apprise, et je me représente les phases par lesquelles j'ai passé tour à tour. Chacune des lectures successives me revient alors à l'esprit avec son individualité propre ; je la revois avec les circonstances qui l'accompagnaient et qui l'encadrent encore ; elle se distingue de celles qui précèdent et de celles qui suivent par la place même qu'elle a occupée dans le temps ; bref, chacune de ces lectures repasse devant moi comme un événement déterminé de mon histoire. On dira encore que ces images sont des souvenirs, qu'elles se sont imprimées dans ma mémoire. On emploie les mêmes mots dans les deux cas. S'agit-il bien de la même chose ? Le souvenir de la leçon, en tant qu'apprise par cœur, a tous les caractères d'une habitude. Comme l'habitude, il a exigé la décomposition d'abord, puis la recomposition de l'action totale. Comme tout exercice habituel du corps, enfin, il s'est emmagasiné dans un mécanisme qu'ébranle tout entier une impulsion initiale, dans un système clos de mouvements automatiques, qui se succèdent dans le même ordre et occupent le même temps. Au contraire, le souvenir de telle lecture particulière [...] n'a aucun des caractères de l'habitude. L'image s'en est nécessairement imprimée du premier coup dans la mémoire, puisque les autres lectures constituent, par définition même, des souvenirs différents. C'est comme un événement de ma vie ; il a pour essence de porter une date, et de ne pouvoir par conséquent se répéter. Tout ce que les lectures ultérieures y ajouteraient ne ferait qu'en altérer la nature originelle.

mémoire : faculté d'enregistrer, mais aussi de restituer des souvenirs, de façon structurée et signifiante. habitude : comportement non réfléchi, qui résulte d'un apprentissage préalable ; s'oppose à l'instinct d'une part, à l'acte volontaire d'autre part. événement : fait qui se produit, et qu'enregistre la mémoire. Chaque événement est unique, justement parce qu'il est en partie influencé par les événements qui l'ont précédé, et par l’état de conscience du sujet au moment où il s'est produit.

MATIÈRE ET MÉMOIRE, ouvrage d'Henri Bergson (1896). Il y expose ses théories psychologiques, notamment sa célèbre théorie de la mémoire et du « cône » des souvenirs, qui distingue une mémoire mécanique, de nature corporelle, et une mémoire pure, localisée non dans le cerveau, mais dans l'inconscient, d'où les souvenirs surgissent selon les besoins de l'action présente. Cette œuvre affirme à la fois la réalité de l'esprit et celle de la matière, et elle détermine les rapports de l'un à l'autre sur l'exemple précis de la mémoire. Bergson y esquisse la théorie générale de l'évolution du monde, qu'il développera dans l'Evolufion créatrice. Matière et mémoire reste sans doute l'ouvrage le plus difficile de Bergson.

Liens utiles