Bergson: Le langage comme inconvénient + le "mot-étiquette"
INTRODUCTION:
« Qui n'a pas fait l'expérience un jour de « chercher ses mots » ?
« Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire. »
« Je ne trouve pas les mots pour dire ce que je pense. »
Cette expérience semble témoigner de l'existence d’une pensée antérieure à la parole, d'une antériorité à la fois de temps (chronologique) et de causalité (logique). Pour cette thèse, le mot ne serait qu'un vêtement tantôt trop ample tantôt trop étroit => Inadéquation essentielle entre langage et pensée.
Le mot est plat, précis, net, déterminé, universel. La pensée est toujours plus nuancée, plus riche, personnelle, particulière. La pensée est toujours plus profonde que le langage. Il y aurait donc de l'ineffable, de l'indicible, de l'intraduisible par les mots.
Problématique : le langage est-il un inconvénient à la traduction de la pensée (Bergson) ou le langage est-il la condition de possibilité même de la pensée (Hegel) ? Une pensée sans langage est-elle seulement concevable ? Pourrait-on penser en dépit des mots, malgré le langage ?
Le langage comme inconvénient
Bergson est un remarquable interprète de la thèse selon laquelle le langage fait obstacle à la pensée. Le langage masque et déforme la réalité: lorsque je parle de la douceur d'une chose, par exemple, j'emploie un terme général que je puis appliquer à de nombreuses autres choses, à toutes les choses douces ; or chaque chose est unique, et unique est la douceur de chacune.
Henri Bergson (première moitié du XXe) définit le mot comme « voile ». Le mot jette sur la chose un masque qui ne la laisse qu'à demi-visible. Métaphore du masquage voire de la dissimulation. Pourquoi le mot obscurcit-il la chose? Le langage ne dit que des généralités. Bergson parle du « mot-étiquette ». Penser par étiquette, c'est penser par généralisation voire par amalgame. En conséquence, la pensée et le langage deviennent hétérogènes et même ennemis: « La pensée demeure incommensurable avec le langage ». Le langage n’est qu’une dégradation de la pensée, qu’il est inapte à la traduire fidèlement.
Texte de Bergson:
« Nous ne voyons pas les choses mêmes ; nous nous bornons, le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles. Cette tendance, issue du besoin, s'est encore accentuée sous l'influence du langage. Car les mots (à l'exception des noms propres) désignent des genres... Et ce ne sont pas seulement les objets extérieurs, ce sont aussi nos propres états d'âme qui se dérobent à nous dans ce qu'ils ont d'intime, de personnel, d'originalement vécu. Quand nous éprouvons de l'amour ou de la haine, quand nous nous sentons joyeux ou tristes, est-ce bien notre sentiment lui-même qui arrive à notre conscience avec les mille nuances fugitives et les mille résonances profondes qui en font quelque chose d'absolument nôtre ? Nous serions alors tous romanciers, tous poètes, tous musiciens. Mais le plus souvent, nous n'apercevons de notre état d'âme que son déploiement extérieur. Nous ne saisissons de nos sentiments que leur aspect impersonnel, celui que le langage a pu noter une fois pour toutes parce qu'il est à peu près le même, dans les mêmes conditions, pour tous les hommes. Ainsi, jusque dans notre propre individu, l'individualité nous échappe. Nous nous mouvons parmi des généralités et des symboles. » « … Chacun de nous a sa manière d’aimer et de haïr, et cet amour et cette haine reflètent sa personnalité entière. Cependant, le langage traduit tous ces états par les mêmes mots chez tous les hommes. ». BERGSON : « Essai sur les données immédiates de la conscience »
Si le langage est incapable de rendre compte de la bigarrure et de la singularité du réel, par quels autres moyens peut-on alors exprimer sa pensée?
Dans « Le Rire », l'art est défini comme « une vision plus directe de la réalité ». Art nous donne la sensation, la présence virginale / originale des choses.
Pourtant, il y a bien des arts (littérature, poésie) qui emploient le langage ? Le rôle paradoxal de l'écrivain consiste « à nous faire oublier qu'il emploie des mots » comme le bon acteur est celui qui nous fait oublier qu'il est en train de jouer. Idem pour le danseur ?
La poésie utilise le langage de manière particulière, ludique, créatrice. Par exemple par le recours aux métaphores (définition élémentaire de la métaphore : « un mot pour un autre », avec le glissement d'un même signifié sous des signifiants différents), des figures de style, des néologismes, etc.
La sensibilité exceptionnelle de l'artiste de génie est due à ce qu'il voit mieux le réel. L'artiste est un « voyant » dit Bergson (// Rimbaud: « Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. »). Pour le commun, les choses sont ce qu'elles sont, l'être se confond au paraître. Pour Bergson, l'art permet de « voir la réalité nue et sans voile », voir les choses « à bout portant », « à bout touchant ». Dans la vie courante, on ne voit pas / plus les choses, elles vont d'elles-mêmes, « de soi » comme on dit. Vision utilitariste des choses dont on ne voit que l'utilité et le profit à en tirer. C'est la commodité de la vie. Vision appauvrit du réel : on voit sans regarder, on entend sans écouter. L'artiste doit rompre avec ces conventions, ces codes, ces styles conventionnels pour créer d'autres façons de vivre, d'agir, de penser, … d'aimer. “L'amour est à réinventer” disait Rimbaud.
Pour Bergson (dont le père était musicien), la musique serait capable d'exprimer « ces joies et ces tristesses les plus intérieures à l'homme ».
L'art est une connaissance intuitive de la vie. L’intuition qui est une sorte de « sympathie par laquelle, on se transporte à l’intérieur d’un objet, d’un être pour coïncider avec ce qu’il a d’unique et d’inexprimable ».
Illustrons cette idée, avec la poésie: Francis Ponge († 1988), dans son oeuvre poétique, se propose de saisir l’objet le plus banal qui soit dans son irréductible unicité. Dans « Le parti pris des choses » (1942), il essaie de restituer aux choses (une huître, un morceau de pain, une roue de bicyclette, etc.) leur dignité originelle, leur profondeur substantielle.
Présupposé de cette analyse: L'ordre de la pensée, du vécu n'est pas du même ordre que celui du langage. Bien souvent, quand nous éprouvons un état d'une inhabituelle intensité, nous arguons de cette inadéquation du langage: « Il n'y a pas de mots pour dire ce que je ressens. » Idée d'un au-delà des mots, ou plutôt d'un en-deçà, d'une fraction de la pensée qui échapperait au langage, à sa formulation. Idée d'un ineffable, d'un indicible. La partie la plus intime, la plus précieuse se galvauderait si on tentait de l'exprimer par les mots. La pensée serait antérieure au langage.