Aux déconvenues suscitées par l’idéologie développementiste ont succédé de nouveaux credo
Aux déconvenues suscitées par l’idéologie développementiste ont succédé de nouveaux credo
Au lendemain des indépendances, la volonté de rattrapage des pays développés, que les divers leaders du tiers monde avaient affirmée avec force à la conférence de Bandung en 1955, bénéficie d’un soutien unanime. Qu’il s’agisse des pays proches du camp socialiste au nationalisme sourcilleux ou des pays libéraux restés proches de leurs ex-métropoles, le même postulat optimiste prévaut : l’indépendance politique devait libérer des dynamismes internes inédits et puissants. L’idéologie développementiste commune reposait sur deux présupposés majeurs : la croissance accélérée des forces productives grâce à la diversification des productions et à l’industrialisation, au recours aux modèles techniques les plus productifs, à l’intégration dans une division internationale du travail rééquilibrée d’une part et, d’autre part, le rôle majeur de l’État dans la mise en œuvre et le contrôle du processus de croissance aussi bien au niveau des ressources nationales que de la mobilisation des soutiens populaires.
Certes, la politique des blocs occidental et soviétique introduisait un clivage majeur, mais celui-ci ne portait pas sur les présupposés ni, pour l’essentiel, sur les fins de l’idéologie développementiste. La démarcation portait sur la question de l’égalité des groupes sociaux et des nations dans le double domaine des efforts consentis pour la production des richesses et de leur redistribution. L’économie politique appliquée au développement du tiers monde a alors fonctionné comme une tentative de rationalisation de la prophétie originaire, libérale ou révolutionnaire, véritable science du salut anticipant sur un nouvel ordre économique international.
L’échec de quatre décennies du développement
Le clivage fondateur entre les voies libérales ou socialistes sur la priorité à accorder aux droits civils et politiques, d’un côté, ou aux droits économiques et sociaux, de l’autre (le second volet étant censé découler mécaniquement du premier et vice versa), s’efface devant ce constat désenchanté : les « sous-développés » n’ont, dans leur très grande majorité, bénéficié ni de la démocratie ni du développement économique. Au cours des quatre dernières decennies du xxe siècle, la part des 20 % les plus pauvres est passée de 2,3 % à 1,4 % du PIB mondial, les 20 % les plus riches de 70 % à 85 %, tandis que l’écart des revenus entre ces deux groupes a doublé.
On a ensuite assisté à une double recomposition. D’un côté, à la suite de l’effondrement des pays du bloc socialiste, les politiques libérales ont déployé sans entraves leurs logiques d’ajustement macroéconomique et substitué les démarches pragmatiques du development management dans toutes les sphères de l’organisation politique et sociale des pays assistés (capacity building, good governance, promotion de la société civile, développement local, intégration régionale, prévention des conflits, conditionnalité sociale, écologie…). Les différentes organisations internationales ont théorisé ces nouveaux credo autour des concepts de développement humain durable, de développement écologiquement rationnel, etc., qui avaient l’avantage de ne pas mettre en cause les savoir-faire des développeurs et de proposer une nouvelle synthèse, vague et évolutive, susceptible d’intégrer les dynamiques du changement social par le « haut » et par le « bas » et de répondre aux attentes des acteurs les plus divers.
Replis « communautaristes » et contre-idéologies
En contrepoint à ces approches technocratiques se sont reconstituées les bases d’une nouvelle utopie post-tiers-mondiste et anti-développement glorifiant l’autonomie des hommes ou l’irréductibilité culturelle. L’arrière-plan commun à ces diverses approches consiste à substituer à la tyrannie du marché et à sa rationalité instrumentale une autre rationalité qui réintroduirait la créativité et l’imaginaire. En affirmant le primat de la culture, elles ne prônent pas seulement un rééquilibrage des préoccupations productivistes au profit du social. Il s’agit de réapprécier la hiérarchie des valeurs et des aspirations des individus et des groupes hors de la stricte reproduction matérielle, d’affirmer la diversité des « aires culturelles » et le respect des identités ethniques, nationales, religieuses, de laisser les peuples définir leurs voies et rythmes de développement.
Plus globalement, la crise des mouvements sociaux organisés qu’incarne le retour à des formes de regroupement collectif autour des communautés élémentaires (famille, clan, région, ethnie, langue ou religion), avec des projets de société limités à ces nouvelles frontières, peut être interprétée comme une forme de reconstruction de l’identité contestée de diverses catégories d’« exclus » (minorités religieuses, ethniques, paysanneries en déclin). Un tel départage fournit les éléments d’une représentation idéale pour exprimer la perception d’une injustice et d’une impuissance radicales : les uns, « ceux d’en haut », étant réputés cumuler toutes les positions dominantes dans les hiérarchies du savoir, de l’argent et de l’exercice de l’autorité, les autres, « ceux d’en bas », se voyant pour la plupart condamnés sans espoir de mobilité à occuper les positions inférieures, voués à l’inculture, à la misère et à la soumission.
Des politiques de développement sans ambitions
Face à la modernisation rapide, à la différenciation sociale, à l’occidentalisation du comportement des élites urbaines et à l’abolition des liens sociaux traditionnels, aussi bien les courants fondamentalistes que le militantisme ethnique ou nationaliste tentent de recréer une solidarité sublimée pour de larges couches de la population, faute de lieux et d’occasions où exprimer d’autres solidarités mobilisatrices et agissantes. Ces différentes thèses, qui connaissent un grand succès auprès de nombreuses ONG « apolitiques », mettent le doigt sur les impuissances les plus flagrantes des approches développementistes et des sciences sociales réduites à des techniques d’acculturation planifiée.
En effet, la volonté des organes dirigeants de l’administration internationale (FMI, Banque mondiale, OCDE, OMC, PNUD) de se limiter à assurer un ordre politico-économique mondial a déjà fait éclater la problématique traditionnelle du développement : d’un côté, elle tend à fondre les relations avec les pays « émergents » dans le cadre des relations économiques internationales dites normales (trade and not aid) ; de l’autre, parmi les pays « qui sont provisoirement dans l’impossibilité de s’engager dans la voie du développement pour des raisons qui leur sont propres », l’engagement des opérateurs extérieurs porte essentiellement sur l’appui au secteur privé (aid for trade) ou se limite à une politique humanitaire en faveur des groupes les plus touchés par la pauvreté, les conflits et les catastrophes naturelles. Pour l’essentiel, les principaux thèmes sur lesquels se recentrent les préoccupations des grands bailleurs de fonds s’inspirent de stratégies sécuritaires plus que de diffusion du progrès et du bien-être : promotion de politiques antinatalistes, contrôle des flux de migrants économiques et politiques, sauvegarde des équilibres naturels mondiaux, mobilisation contre les nouvelles endémies et fléaux (sida, drogue).
Rétrospectivement, il apparaît que la problématique du développement, les institutions et les activités qui l’accompagnent ont paradoxalement assez bien résisté aux diverses déconvenues et contestations. Il reste à l’« industrie du développement», recentrée sur des tâches prioritaires (sécurité collective et protection sociale, promotion de l’éducation et de la santé, de l’État de droit et des libertés publiques), à faire la preuve de son adéquation au nouveau contexte international en instaurant des relations plus transparentes et bénéfiques pour les pays concernés.