ART & VERITE CHEZ BERGSON ET HEIDEGGER (cours sur l'art)
ART & VERITE CHEZ BERGSON ET HEIDEGGER : La réalité ne se réduit pas à ce qu’on en voit. L’art aurait pour fonction de nous révéler cette part intime et invisible de la réalité. L’art rend à la vue. L’art nous fait re-garder ce que nous ne voyons plus. Vision ≠ regard. L’art nous délivre des représentations mentales ordinaires, qui font écran entre le monde et nous. Le regard de l’artiste est libre de tout « préjugés de l’oeil ».
Bergson se fait l’écho de cette thèse d’un « artiste - voyant »: https://www.youtube.com/watch?v=NgCtMhhatJA (Arthur Rimbaud : "Lettres du voyant")
« La philosophie n'est pas l'art, mais elle a avec l'art de profondes affinités. Qu'est-ce que l'artiste ? C'est un homme qui voit mieux que les autres car il regarde la réalité nue et sans voile. Voir avec des yeux de peintre, c'est voir mieux que le commun des mortels. Lorsque nous regardons un objet, d'habitude, nous ne le voyons pas : parce que ce que nous voyons, ce sont des conventions interposées entre l'objet et nous ; ce que nous voyons, ce sont des signes conventionnels qui nous permettent de reconnaître l'objet et de le distinguer pratiquement d'un autre, pour la commodité de la vie. Mais celui qui mettra le feu à toutes ces conventions, celui qui méprisera l'usage pratique et les commodités de la vie et s'efforcera de voir directement la réalité même, sans rien interposer entre elle et lui, celui-là sera un artiste. Mais ce sera aussi un philosophe, avec cette différence que la philosophie s'adresse moins aux objets extérieurs qu'à la vie intérieure de l'âme ! » Bergson, « Conférence de Madrid sur l'âme humaine ».
Contrairement à l’idée commune, la perception n’est jamais neutre. Ordinairement notre perception se voit commander par les urgences de l’action. En conséquence, la réalité quotidienne, la réalité telle qu’elle nous apparaît en fonction des exigences de l’action s’avère assez dépouillée et assez pauvre.
Au regard vulgaire, Bergson oppose le regard de l’artiste, comme seule vision authentique et gratuite, au-delà de toute visée utilitaire. Le génie voit mieux ce que nous voyons mal ou pas encore, ôte aux choses le vernis des étiquettes usées et conformistes pour voir ce qu'il y a derrière. Le « voile » qu’évoque Bergson et qu’il s’agit d’arracher n’est autre que notre technique ordinaire d’appréhension du monde. L’art consisterait au contraire dans le rétablissement d’un contact direct et immédiat avec les choses. // Thèse du langage chez Bergson (=> cf. cours sur le langage).
// Malraux appelle la « part nocturne du monde », celle qui échappe à notre regard quotidien et que les convenances ou les traditions sociales nous détournent de regarder, telle est la fonction de l’art.
Illustrons cette idée, avec la poésie: Francis Ponge († 1988), dans son oeuvre poétique, se propose de saisir l’objet le plus banal qui soit dans son irréductible unicité. Dans « Le parti pris des choses » (1942); il essaie de restituer aux choses (une huître, un morceau de pain, une roue de bicyclette, etc.) leur dignité originelle, leur profondeur substantielle.
Illustrons cette idée, avec la peinture: Heidegger, prenant pour exemple les « Vieux souliers aux lacets » de Van Gogh, ne dira pas autre chose. Pour lui, contrairement à l’artisan, l’artiste révèle à travers son oeuvre la vérité des choses, leur essence. Bien loin d’être une « mimésis » (une « imitation »), l’art est une « poïèsis » (une « création ») qui trouve sa propre finalité en elle-même. Ces souliers ne servent à rien. Heidegger dit que ce tableau nous montre l’outil en tant qu’outil, l’étantité de l’étant. Le contemplant, on prend conscience du dur monde du paysan qui les a portés. L’oeuvre d’art nous présente la vérité implicite de la chose, que son usage ordinaire cache.
« Prenons un produit connu : une paire de souliers de paysan. Pour les décrire, point n’est besoin de les avoir sous les yeux. Tout le monde en connaît. Mais comme il y va d’une description directe, il peut sembler bon de faciliter la vision sensible. Il suffit pour cela d’une illustration. Nous choisissons à cet effet un célèbre tableau de Van Gogh, qui a souvent peint de telles chaussures. Mais qu’y a-t-il là à voir ? (...) D’après la toile de Van Gogh, nous ne pouvons même pas établir où se trouvent ces souliers. Autour de cette paire de souliers de paysan, il n’y a rigoureusement rien où ils puissent prendre place : rien qu’un espace vague. Même pas une motte de terre provenant du champ ou du sentier, ce qui pourrait au moins indiquer leur usage. Une paire de souliers de paysan, et rien de plus. Et pourtant...
Dans l’obscure intimité du creux de la chaussure est inscrite la fatigue des pas du labeur. Dans la rude et solide pesanteur du soulier est affermie la lente et opiniâtre foulée à travers champs, le long des sillons toujours semblables, s’étendant au loin sous la bise. Le cuir est marqué par la terre grasse et humide. Par-dessous les semelles s’étend la solitude du chemin de campagne qui se perd dans le soir. A travers ces chaussures passe l’appel silencieux de la terre, son don tacite du grain mûrissant, son secret refus d’elle-même dans l’aride jachère du champ hivernal. A travers ce produit repasse la muette inquiétude pour la sûreté du pain, la joie silencieuse de survivre à nouveau au besoin, l’angoisse de la naissance imminente, le frémissement sous la mort qui menace. Ce produit appartient à la terre, et il est à l’abri dans le monde de la paysanne. Au sein de cette appartenance protégée, le produit repose en lui-même.
Tout cela, peut-être que nous ne le lisons que sur les souliers du tableau. La paysanne, par contre, porte tout simplement les souliers. Mais ce « tout simplement » est-il si simple ? Quand tard au soir, la paysanne bien fatiguée met de côté ses chaussures, quand chaque matin à l’aube elle les cherche, ou quand, au jour de repos, elle passe à côté d’elles, elle sait tout cela, sans qu’elle ait besoin d’observer ou de considérer quoi que ce soit...
Nous n’avons rien fait que nous mettre en présence du tableau de Van Gogh. C’est lui qui a parlé. Dans la proximité de l’œuvre, nous avons soudainement été ailleurs que là où nous avons coutume d’être. L’œuvre d’art nous a fait savoir ce qu’est en vérité la paire de souliers. » Heidegger in « Chemins qui mènent nulle part »