ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, Livre VIII, chapitre l, trad. Vrin, 1990, p. 387
"L'attachement pour les choses inanimées ne se nomme pas amitié, puisqu'il n'y a pas d'attachement en retour, ni possibilité pour nous de leur déclarer du bien (il serait ridicule sans doute de vouloir du bien au vin par exemple ; tout au plus souhaite-t-on sa conservation, de façon à l'avoir en notre possession); s'agit-il au contraire d'un ami, nous disons qu'il est de notre devoir de lui souhaiter ce qui est bon pour lui. Mais ceux qui veulent ainsi du bien à un autre, on les appelle bienveillants quand le même souhait ne se produit pas de la part de ce dernier, car ce n'est que si la bienveillance est réciproque qu'elle est amitié. Ne faut-il pas ajouter encore que cette bienveillance mutuelle ne doit pas demeurer inaperçue ? Beaucoup de gens ont de la bienveillance pour des personnes qu'ils n'ont jamais vues mais qu'ils jugent honnêtes ou utiles, et l'une de ces personnes peut éprouver ce même sentiment à l'égard de l'autre partie. Quoiqu'il y ait manifestement alors bienveillance mutuelle, comment pourrait-on les qualifier d'amis, alors que chacun d'eux n'a pas connaissance des sentiments personnels de l'autre? Il faut donc qu'il y ait bienveillance mutuelle, chacun souhaitant le bien de l'autre [et] que cette bienveillance ne reste pas ignorée des intéressés."
Ce texte s'attache à préciser quel type particulier de relation à autrui est l'amitié. Il est possible de distinguer cinq étapes.
1. L'amitié n'existe que pour des être animés (doués d'une âme), et non pour des objets inanimés (problème: peut-on être alors l'ami des animaux, qui sont des êtres animés ?) . 2. Elle consiste à vouloir du bien à autrui. Mais la bienveillance aussi. Qu'est-ce donc qui distingue l'amitié de la bienveillance? 3. Ce qui distingue l'amitié de la bienveillance, c'est que dans l'amitié, la bienveillance est réciproque. Pour qu'il y ait amitié, il faut non seulement que je veuille le bien d'autrui, mais qu'il veuille aussi mon bien. 4. Toutefois, cette précision ne suffit pas, car deux personnes peuvent être bienveillantes l'une envers l'autre sans qu'aucune des deux ne sache les sentiments de l'autre à son égard.· 5. Conclusion .. Pour qu'il y ait amitié, il faut donc que deux conditions soient remplies: qu'il y ait bienveillance réciproque; et que cette bienveillance réciproque soit connue de chacun.
ARISTOTE 384-322 av. J: C.
Éthique à Nicomaque
Comment trouver le bonheur?
L'Éthique à Nicomaque s'inscrit dans un genre philosophique qui aura beaucoup d'autres illustrations (voir, dans le présent livre, l'Éthique de Spinoza). Mais contrairement à l'Éthique de Spinoza, connue par le nom de son auteur, chez Aristote, le titre de l'ouvrage est donné par le destinataire. La difficulté, en effet, avec Aristote, c'est que nous possédons, sous son nom, trois ouvrages s'inscrivant dans le genre du traité de morale : l'Éthique à Nicomaque, l'Éthique à Eudème et la Grande Éthique ou Grande Morale. Nous n'avons pas de difficulté à faire notre choix : personne ne conteste en effet la paternité de l'Éthique à Nicomaque à Aristote. Par contre, pour les deux autres, les spécialistes de la période ne sont pas sûrs que ces ouvrages soient d'Aristote. Ils pourraient être l'oeuvre de ses élèves.
Aristote est né près du mont Athos, à Stagire, très exactement. Son père était médecin : cette filiation le destinait à la recherche expérimentale et à la science positive. A 18 ans, il part à Athènes pour y faire des études. Il devient le plus brillant disciple de Platon (Platon a alors 60 ans). Pendant vingt ans, il va étudier. A la mort de Platon, il ira enseigner à Assos, puis à la cour de Macédoine. Il reviendra à Athènes fonder le Lycée, école rivale de l'Académie fondée par Platon. Un an avant sa mort, accusé d'impiété, il se rendit à Chalcis, dans l'île d'Eubée.
Les écrits attribués à Aristote se rapportent à la presque totalité des sciences connues de l'Antiquité, c'est-à-dire, d'après la classification proposée par le philosophe lui-même, aux sciences théorétiques ayant pour objet l'être sous ses différents genres (mathématiques, physique et théologie ou philosophie première), aux sciences pratiques dont l'objet est le bien comme fin de l'action (éthique, politique) et aux sciences poétiques, qui étudient les conditions de production de l'oeuvre belle (poétique, rhétorique). De plus, les Catégories, le traité De l'interprétation et quelques autres ouvrages regroupés dans l'Organon font d'Aristote le vrai fondateur de la logique. C'est lui, le premier, qui formula clairement les axiomes élémentaires de la logique (principe de non-contradiction, principe du tiers exclu, etc.). Il en tira les règles plus spéciales du syllogisme et établit un système de logique déductive qui fut longtemps son principal titre de gloire.
Nous aurions pu choisir de présenter un ouvrage relevant d'une autre catégorie que celle des sciences pratiques. Mais l'Éthique à Nicomaque nous est apparue comme un texte important qui nous permettra, dans notre commentaire, d'opposer Aristote à Platon.
Résumé
L'Éthique à Nicomaque est composée de dix livres abordant différentes questions. Domaine et méthode de l'étude
Le livre I précise le champ, la méthode et l'objet de l'ouvrage. L'homme étant par nature un animal politique, la science architectonique dans le domaine de la conduite de la vie sera la politique. La morale s'inscrit donc dans ce contexte. Sur ce terrain, il ne faut pas attendre du philosophe qu"il propose des démonstrations fondées sur des principes nécessaires. Une telle exigence serait un signe d'inculture dans la mesure où le sujet est contingent. On partira donc des opinions morales couramment partagées et on les jugera correctement. Cette évaluation demande une certaine éducation et surtout une expérience de la vie. Aristote pense donc que le jeune n'est pas l'auditeur idéal pour recevoir des leçons de politique.
Objet du traité
On admet généralement que toute action et tout choix humain visent quelque bien ; on admet encore que, parmi la multitude des biens, le meilleur est celui qui suffit à assurer une vie humaine heureuse et réussie, donc à assurer notre bonheur. Mais le problème, c'est que les opinions divergent quant à la définition du bonheur humain : est-ce le plaisir ? La richesse ? Les honneurs ? La santé ? La connaissance ? Chacun de ces termes permet de clarifier ce qu'est le bonheur en certaines circonstances et en fonction des types de vie. La vie humaine ne peut pas trouver son accomplissement dans le plaisir, ou les richesses, ou les honneurs, car le bonheur dépendrait alors d'autrui, donc de la politique, ou même dans la santé qui ne peut que contribuer au bonheur. Pour Aristote, le bonheur se trouverait dans la vie contemplative, mais il reporte son examen de cette forme d'accomplissement au livre X.
Le livre I se termine donc par l'examen de l'idée platonicienne de Bien, le bien pris en général. Le bien peut être tenu pour la fin de notre vie pratique. Mais, en ce domaine, la recherche est difficile « du fait que ce sont des amis qui ont introduit la doctrine des Idées ». L'amitié doit cependant céder le pas devant la vérité. Aristote dit alors que le Bien n'est pas plus univoque que l'être. Le bien prend des formes différentes suivant les contextes : le bien selon le temps sera l'occasion propice ; le bien selon la quantité sera la juste mesure, etc. Le bien ne peut donc pas, et contrairement à l'hypothèse de Platon, être l'Idée qui dominerait l'analyse de la pratique humaine.
Aristote propose alors d'introduire la notion d'energia. Si le bien n'est pas un objet de science et relève d'une unité analogique, alors, compte tenu du fait que tout bien apparaît comme une fin, le meilleur sera la fin ultime de l'homme, désirable pour et par elle-même. Tout artisan cherche à bien accomplir sa tâche propre. Par analogie, on dira que l'homme trouvera son bonheur dans l'accomplissement de son métier d'homme. Le bonheur, c'est cette energia, ce mouvement, cette activité, cette force de réalisation, cette « activité de l'âme selon la vertu », et ce dans une vie accomplie jusqu'à son terme et en accord avec la raison (le logos). La perfection, c'est cet accomplissement pratique dans la vie qui apporte son lot de chances et de malchances. C'est une manière de se poser face au monde.
Qu'est-ce que la vertu ?
Le livre II définit ce qu'est la vertu. La vertu est une excellence morale innée que l'on développe par l'habitude. Elle culmine dans l'activité de la partie supérieure, désirante mais susceptible d'être raisonnée, de l'âme irrationnelle. Cette excellence du désir raisonné, autrement dit la vertu, est notre aptitude à nous adapter aux situations, à chaque cas particulier : « Sur le terrain de l'action et de l'utile, il n'y a rien de fixe. » L'effort sera d'éviter l'excès ou le défaut.
Une théorie du juste milieu
Dans le livre III, on réfléchit à la manière, à l'art de chercher et de trouver le juste milieu. Cette position médiane n'est pas la même pour chacun d'entre nous. La vertu est donc un choix ou un désir délibératif volontaire, selon la droite raison, des choses qui dépendent de nous. La vertu relève donc d'une sagesse pratique (phronésis) dont l'homme prudent fournit la norme vivante (le « bon père de famille » du Code civil). Bien qu'elle vise le juste milieu, la vertu est cependant un sommet de perfection. Aristote étudie ensuite deux vertus particulières : le courage et la modération. Le courage apparaît comme le juste milieu entre la crainte et la témérité. La modération est une « médiété entre les plaisirs ». L'objectif d'Aristote est de parvenir à la « juste mesure ».
Les vertus particulières
Le livre IV poursuit l'analyse des vertus particulières : la libéralité, la magnificence, la magnanimité, l'ambition, la douceur, l'affabilité, l'homme véridique, le bon goût dans l'activité du jeu (vertu qui s'intéresse au fait d'avoir de l'esprit), la modestie. Ainsi, la libéralité, vertu dans le champ des affaires d'argent va être « la médiété entre la prodigalité et la parcimonie ». La magnificence, vertu des puissants, est l'art du bon goût dans la dépense, médiété entre la mesquinerie et la vulgarité. C'est l'art de se bien conduire dans les dépenses de prestige. La magnanimité se situe entre la vanité et la pusillanimité. L'homme magnanime, c'est celui qui parvient à s'évaluer à sa juste valeur. Il sait se situer entre l'honneur et le déshonneur. Il adopte l'attitude qui convient.
La justice
Le livre V clôt ces analyses en examinant le cas de la vertu de justice. Aristote distingue deux formes de justice et d'injustice :
— la justice universelle ou légale, vertu complète relativement à nos rapports avec autrui, et assimilée à l'accomplissement
total de la loi, si la loi elle-même a été correctement établie. C'est la forme politique de cette vertu ;
— la justice particulière, concernant quant à elle le partage ou l'échange des biens et des honneurs entre les membres d'une communauté : distributive, elle partage, en fonction de la valeur de chaque associé, en établissant l'égalité proportionnelle. Cette justice corrige les inégalités survenues dans les transactions privées et se fonde sur le principe de l'égalité arithmétique des personnes. C'est donc la valeur (ou le mérite) des personnes qui autorise la réciprocité proportionnelle dans le partage distributif. Le juste échange des biens est rendu possible grâce à leur évaluation en valeur marchande (monnaie).
Toute forme de justice est ainsi une médiété, et toute injustice un excès ou un défaut. Trop pour l'un et trop peu pour l'autre.
L'homonymie de ces différentes formes de justice est en quelque sorte fondée par leur rapport à la loi positive. Mais cette loi positive n'existe pas dans le cas des acceptions « métaphoriques » du terme de justice. On parle de justice du maître envers l'esclave, du père envers le fils, de l'homme envers la femme. Au sens strict, « le juste n'existe qu'entre ceux dont les relations mutuelles sont sanctionnées par la loi ». Et Aristote refuse que l'on oppose ce « juste politique » au « juste naturel » (à la manière des sophistes). L'équité représente enfin la pointe la plus fine de la justice politique dans la mesure où elle corrige, dans les cas particuliers, l'inévitable généralité des lois.
Les vertus intellectuelles
Le livre VI s'intéresse aux vertus intellectuelles. Aristote explique qu'il s'agit d'un domaine particulier. Le principe de base reste le même : « Il faut choisir le moyen terme, et non l'excès ou le défaut. Le moyen terme est conforme à ce qu'énonce la droite règle. » L'objet de la vertu intellectuelle,c'est de combiner le désir et l'intellect, la partie rationnelle et la partie irrationnelle de l'âme. La partie intellectuelle de l'âme est celle qui décide de se donner comme objet la vérité.
Aristote énumère ensuite les vertus intellectuelles : la science, l'étude de l'art, l'étude de la prudence, l'étude de la raison intuitive, la sagesse théorétique (la sagesse en soi et pour soi, non appliquée à une activité particulière). Ensuite, Aristote confronte la prudence et l'art politique. Aristote présente la prudence comme une intuition, mieux, comme une perception des situations singulières. Il s'intéresse ensuite aux vertus intellectuelles mineures : la bonne délibération, l'intelligence et le jugement. Il étudie ensuite les relations des vertus intellectuelles entre elles et leur relation avec la prudence. La prudence est une sagesse pratique. Le livre VI se conclut par une analyse des rapports entre sagesse théorique et sagesse pratique : « Tout le monde aujourd'hui, en définissant la vertu, après avoir indiqué la disposition qu'elle est et précisé les choses qu'elle a pour objet, ajoute qu'elle est une disposition conforme à la droite règle, et la droite règle est celle qui est selon la prudence. »
Le plaisir
Le livre VII aborde les aspects négatifs du caractère : le vice, la bestialité, l'absence de maîtrise de soi, l'intempérance. Ce vice est lié à l'ignorance, sous l'effet de la passion., de l'une des prémisses du syllogisme pratique : celui qui est intempérant sait où est en général le bien, mais il ne fait pas usage de ce savoir dans les cas particuliers. Il se distingue par là du prudent.
Quelle est la théorie aristotélicienne du plaisir ? Dans l'Éthique à Nicomaque, Aristote distingue le plaisir et la vie de jouissance. Cette théorie du plaisir se trouve dans les livres VII et X. Au livre VII, Aristote s'oppose aux condamnations du plaisir. Le plaisir n'est pas un mal mais un bien. Par essence, ce n'est pas un devenir, mais souvent une activité, energia, et une fin. L'activité agréable est la fin de toute vie. Rien n'interdit donc que le bien suprême soit un plaisir déterminé. Quant au plaisir du dieu, qui est acte pur, il sera pur et perpétuel. Dans le livre X, cette analyse est approfondie. Aristote confirme que le plaisir est energia, et non genesis. Mais l'analyse se fait plus essentielle encore lorsqu'il oppose les processus : certaines formes de l'energia s'accomplissent dans le mouvement. Ainsi la construction d'une maison se réalise au fil du temps tandis que le plaisir de la perception est instantané. Entier, indivisible, et achevé dès qu'il survient, « le plaisir est l'achèvement de l'acte ». Il en est la perfection survenue par surcroît.
L'amitié
L'amitié est l'objet des livres VIII et IX. L'amitié est ce qu'il y a de plus nécessaire pour vivre. Car, sans amis, personne ne choisirait de vivre, eût-il tous les autres biens. L'amitié peut être fondée sur le plaisir, l'utilité ou le bien. Dans ce dernier cas seulement, elle est désirable pour elle-même. Comme toute vertu, l'amitié est une disposition stable qui s'actualise dans la vie commune et atteint sa perfection entre amis de même statut moral. Le dieu est trop différent pour qu'on puisse parler entre l'homme et lui d'une amitié. Quel est le fondement de l'amitié ? On le trouve dans l'amour de soi, une forme éminemment positive de l'égoïsme qui consiste à aimer et à cultiver ce qu'il y a de meilleur en soi. L'homme de bien est fondamentalement égoïste puisqu'il a le devoir de s'aimer lui-même. Car si tous les citoyens s'aimaient eux-mêmes en tant que recherchant la vertu, la communauté, la cité en seraient totalement bénéficiaires.
La bienveillance qui s'accommode de l'absence de vie commune n'est qu'une « amitié paresseuse » et la concorde, une forme politique de l'amitié. Être bienveillant pour autrui est une preuve de l'amitié. Le bienfaiteur aime celui auquel il fait du bien comme l'artiste aime son oeuvre. C'est un témoignage de son energia, de son mode d'être au monde, de son accomplissement pratique. L'homme heureux a donc besoin d'amis. Ils lui permettent d'exister au sens où il peut ainsi s'accomplir à travers les bienfaits qu'il leur donne. Même le sage a besoin d'avoir des collaborateurs. Dans l'amitié des sages qui est une forme d'achèvement de l'amitié, chacun collabore à la sensation commune d'exister pratiquement. En vivant avec des amis, chacun sent l'excellence de sa propre vie et de sa propre existence ; sentiment que seul l'homme, à la différence du dieu, peut éprouver.
La question du bonheur
Le livre X qui conclut l'Éthique à Nicomaque est consacré au bonheur. Par excellence, le bonheur, c'est la contemplation, acte de la « partie la plus divine de nous-même ». Cette contemplation permet au philosophe de s'immortaliser dans la mesure du possible. Mais le bonheur n'est pas tout à fait abstrait. Il requiert néanmoins des biens extérieurs suffisants. Il n'exclut pas, au contraire, par sa simple suffisance, la vie commune amicale.
En dessous de la contemplation, le bonheur peut aussi se réaliser dans le rapport à ses semblables. L'éthique est donc aussi une manière de penser les rapports politiques. Pour bien vivre en société, il faut éduquer le caractère par l'amour du beau. Cette éducation est affaire politique ; de bonnes lois procureront une saine éducation et développeront l'habitude et le désir de pratiquer la vertu. Pour concevoir de telles lois, il faudra réussir à allier l'expérience et la réflexion critique. Ainsi se termine l'Éthique à Nicomaque.
D'une étude de la vertu, on en est arrivé à la question politique. L'Éthique appelle donc la rédaction de la Politique, autre ouvrage important s'inscrivant dans la perspective des sciences pratiques.
Commentaire
La perspective morale d'Aristote
L'Éthique à Nicomaque est un ouvrage important qui expose bien le point de vue d'Aristote en matière de morale. Contrairement à Platon qui imagine le monde en terme d'Idées qui surdéterminent la réalité vécue, le sage tendant à se rapprocher des Idées en s'échappant de la contingence des ombres, Aristote installe sa réflexion dans le constat que la sagesse est une forme de retenue, une forme de jugement appliquée aux situations concrètes. Le risque est de tomber dans l'excès ou le défaut. L'homme doit donc travailler son rapport au monde pour rester dans le juste milieu.
Toute vertu éthique est donc une médiété déterminée par la droite raison en chaque cas spécifique et par rapport à nous. Toute la morale d'Aristote s'inscrit dans une logique de l'ici et maintenant. La prudence permet de gérer les situations concrètes, sans a priori, comme chez Platon. Il n'y a pas de bien en soi, mais seulement un bien situé.
La question de la volonté
En outre, il y a, chez Aristote, une théorie de la volonté. L'acte humain vertueux ou vicieux n'est accompli ni par nécessité, ni par chance, mais par choix délibéré... L'homme, principe et maître de ses actes, en est donc responsable. Le domaine du volontaire, c'est ce qu'un homme peut ne pas faire et qu'il fait, en agissant par lui-même et en connaissance de cause.
Une théorie de la pratique
On retrouve cette perspective dans la Politique qui se termine par trois mots qui en résument l'esprit : la mesure, le possible, le convenable. La juste mesure est donc ce qui détermine les sciences pratiques (morale, politique). La juste mesure n'est pas une moyenne. C'est un sommet qui ne peut être déterminé que par la raison délibérante. La pratique, chez Aristote et contrairement à Platon, ne peut pas être déduite de la science. Aristote montre que la pratique n'est pas un corollaire de la science, mais un champ ayant sa rationalité propre. La rationalité de la pratique morale ou politique, c'est la manière de gérer des raisons qui poussent l'action dans un sens mais qui ne s'imposent pas comme nécessaires. La fin de la pratique morale ou politique n'est pas le rationnel, mais le raisonnable.
Tendre vers le bien
Que l'homme doive « chercher à s'immortaliser autant qu'il est possible » est' une invitation qui peut paraître aujourd'hui héroïque. Mais il ne s'agit pas d'une proposition de dépassement illégitime des limites, que les Grecs condamnaient. Il ne s'agit pas de démesure. Cette invitation est une tension vers un idéal ; elle présuppose que l'homme n'est pas immortel par nature et que l'immortalité n'est pas pour lui autre chose qu'un idéal, l'assimilation progressive et tendancielle à un modèle divin qui demeure en soi inaccessible. De fait, dans l'Éthique à Nicomaque, mais aussi dans l'Éthique à Eudème, Aristote ne se perd pas à décrire cet idéal dont l'approximation la plus haute est la vie contemplative. Il nous montre seulement l'effort humain à accomplir pour tendre à cet idéal. Aristote s'appuie là sur le concept de nature.
Toute activité a pour fin le bien de l'agent. (2e bien pour l'homme a pour nom le bonheur. La nature de l'homme est donc de tendre vers ce bien qu'est le bonheur. Chez un être doué de mouvement, cette nature n'est jamais entièrement réalisée. Car si l'homme atteignait ce bien, il cesserait de se mouvoir et alors il ne serait plus un homme. L'homme se réalise en effet dans ce mouvement. Tendre vers le bonheur, tel est le destin de l'homme.
Éduquer la volonté
Parce que l'homme a une nature plus élevée que tout autre animal, il est celui chez qui l'indétermination et la contingence dans la réalisation de la nature sont les plus fortes. Plus haute est la fin, plus difficile et fatigant est l'effort pour s'en rapprocher. C'est pourquoi la volonté de l'homme a besoin d'être éduquée. Pour faire le bien, il ne suffit pas d'une intention droite, mais il faut un habitus, c'est-à-dire une disposition acquise (et autant que possible irréversible). G. Le Bon, dans sa Psychologie de l'éducation (1902), dira pour définir l'éducation que c'est « rendre le conscient inconscient ». Il y a quelque chose de cela chez Aristote. La bonne habitude, c'est ce que l'auteur de l'Éthique à Nicomaque nomme la vertu. Comme le note Pierre Aubenque, « ...la vertu est donc une seconde nature qui, par sa relative constance, doit suppléer aux défaillances de la première et ainsi aider celle-ci à se réaliser (de même, commentera Théophraste, que la culture de la vigne aide celle-ci à produire ses fruits les plus "naturels", c'est-à-dire les plus achevés dont elle soit capable). Parmi les vertus, dont certaines sont proprement morales, et les autres "intellectuelles", une place à part doit être faite à la prudence (phronésis), vertu de la bonne délibération, qui entre les deux extrêmes de la démesure et de l'inertie, doit discerner à chaque fois où est le juste milieu, combinaison optimale du souhaitable et du possible ».
La hiérarchie des fins
Nous avons vu, dans notre résumé de l'Éthique à Nicomaque, qu'Aristote avait hiérarchisé les finalités de l'existence humaine. Au-dessus, la philosophie. Ensuite, la politique. En fait, Aristote n'est pas aussi catégorique. Il hésite. D'abord, parce qu'il n'y a pas de contradiction entre les deux idéaux. L'un et l'autre réalisent la nature de l'homme. Si la philosophie réalise la part la plus éminente de l'homme, la politique aussi est importante. C'est grâce à elle que peut être construit un mode satisfaisant de relations aux autres. La justice, but de la politique, est une fin noble. A la limite, on peut même comprendre chez Aristote que la politique est une condition pour que certains puissent s'adonner pleinement à ]la recherche de la vérité. La société aristotélicienne suppose l'esclavage. Pour qu'il y ait des philosophes, il faut qu'il y ait d'autres personnes qui produisent (4 chapitres de la Politique sont consacrés à ce problème). La hiérarchie des fins n'exclut donc pas la division sociale du travail. La morale est ouverte à tous, mais à chacun selon la place qu'il occupe. Pour Aristote, l'homme est un animal politique. Cela signifie que, contrairement aux animaux ou aux dieux, l'homme, pour atteindre l'humanité, doit être un citoyen. Mais on sait que, dans la société grecque, les citoyens, ceux qui pouvaient prendre vraiment part à la vie de la Cité, étaient peu nombreux.
En conclusion, nous dirons que l'Éthique à Nicomaque propose une théorie morale intéressante : celle du juste milieu. Cette conception morale eut beaucoup de succès. Elle fut largement reprise, notamment par saint Thomas d'Aquin (1225-1274) qui construisit sa philosophie morale à partir d'une lecture d'Aristote. La pensée de saint Thomas d'Aquin domina toute une partie de la philosophie chrétienne jusqu'au début du XX siècle.
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