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Alain Robbe-Grillet

Né à Brest en 1922, Alain Robbe-Grillet après des études à l’institut National d’Agronomie est chargé de mission à l’institut National des Statistique (1945-1948), puis comme ingénieur à l’institut des fruits et agrumes coloniaux (1950-1951) il fait de longs séjours au Maroc, en Guinée, à la Guadeloupe et à la Martinique. En 1953 il publie son premier roman Les Gommes dont l’importance n ’est aperçue que de quelques critiques. En 1955 il devient conseiller littéraire aux éditions de Minuit et publie son second roman, Le Voyeur. Scénariste de L’année dernière à Marienbad réalisé par Alain Resnais en 1961 il met lui-même en scène L’Immortelle en 1963. Depuis il déploie une double activité de cinéaste et de romancier.
Trop souvent, comme Picasso représentait la « peinture moderne » Robbe-Grillet symbolise le «Nouveau Roman ». Le paradoxe est que Robbe-Grillet comme Picasso, même s’ils furent l’un et l’autre d’indiscutables initiateurs, des inventeurs de formes, ne sont réductibles ni à un moment ni à une forme stricte de l’art ou de la littérature et que ce qui les définit c’est une perpétuelle remise en jeu des acquis. Mais peut-être, dans leur naïveté, la sagesse populaire et la critique conventionnelle retrouvent-elles ce qui caractérise les recherches de la modernité — par rapport au classicisme —, c’est-à-dire l’ouverture et la mobilité. Si Robbe-Grillet joue avec des structures ou des histoires, c’est bien pour éprouver leur mobilité. Ce n’est pas hasard si l’auteur de La Jalousie est considéré comme le créateur et le représentant typique du nouveau roman. Il ne fut pas seulement l’un des premiers (avec Beckett, Butor, Claude Simon, Nathalie Sarraute) à opérer une révolution de l’écriture romanesque qui fut aussi — et particulièrement chez lui — une révolution du regardai apparaît comme le théoricien de cette révolution. Lui-même n’a-t-il pas choisi d’assumer ce rôle en réunissant ses écrits critiques et théoriques sous le titre aux allures de manifeste : « Pour un nouveau roman ? Mais s’il précise ce que le roman ne peut plus être, s’il condamne comme notions périmées tendant à imposer l’image d’un univers stable et cohérent le psychologisme, l’illusion réaliste, le déroulement chronologique, l’intrigue linéaire, la tension de chaque épisode vers une fin, la distinction de la forme et du fond, l’engagement, la métaphore, etc. il ne dit pas ce que le roman doit être, il ne propose pas des règles absolues d’écriture (ses commentateurs parfois tenteront de le faire à sa place, de l’enfermer dans un système), il affirme que le nouveau roman est d’abord recherche, qu’il vise à une subjectivité totale « C’est Dieu seul qui peut prétendre être objectif. Tandis que dans nos livres, au contraire, c’est un homme qui voit, qui sent, qui imagine’un homme situé dans l’espace et le temps, conditionné par ses passions, un homme comme vous et moi ». Bref, l’avenir du roman est de se transformer toujours. D’autre part les textes théoriques de Robbe-Grillet ont presque tous été écrits après coup. Ils n’ont pas précédé les œuvres. Ils ont pour fonction de les justifier. Ils expliquent leur fonctionnement ou encore l’évolution des plus récentes par rapport aux précédentes, des critiques ayant par exemple jugé La Maison de rendez-vous ou Projet pour une révolution à New-York par référence au Voyeur et à La Jalousie considérés comme typiques de l’orthodoxie du nouveau roman. Aussi bien est-ce dans ses textes qu’il faut suivre la démarche de Robbe-Grillet. Tout commence en 1953 avec Les Gommes. Déjà soucieux à la fois de préciser ses intentions et de conserver au roman son caractère énigmatique (ses récits sont toujours des problèmes dont le modèle pourrait être les mathématiques aléatoires, le jeu d’échec ou l’enquête policière), Robbe-Grillet dans la prière d’insérer de son roman en résumait ainsi l’action : «Il s’agit d’un évènement précis, concret, essentiel : la mort d’un homme. C’est un événement à caractère policier — c’est-à-dire qu ’il y a un assassin, un détective, une victime. En un sens, leurs rôles sont même respectés : l’assassin tire sur la victime, le détective résout la question, la victime meurt. Mais, les relations qui les lient ne sont pas aussi simples, ou plutôt ne sont aussi simples qu’une fois le dernier chapitre terminé. Car le livre est justement le récit des vingt quatre heures qui s’écoulent entre ce coup de pistolet et cette mort, le temps que la balle a mis pour parcourir trois ou quatre mètres — vingt quatre heures en trop. » Robbe-Grillet annonçait une histoire policière, mais transformée en un jeu sur le temps. Les Gommes se référaient à un modèle, — par exemple les romans de Graham Greene — mais pour le pervertir. Très souvent dans la suite Robbe-Grillet romancier ou cinéaste empruntera à la littérature ou au cinéma populaires (romans ou films policiers, érotiques ou de science fiction, bandes dessinées, roman-photo) leur forme, leurs images, leurs mythes, pour les redistribuer selon un autre ordre et leur faire dire radicalement autre chose. Ainsi ce travail de décodage et de reconstruction est particulièrement visible dans La maison de rendez-vous ou Projet pour une révolution à New-York, dans L’Immortelle, L’Eden et après ou Glissements progressifs du plaisir. Là comme dans Les Gommes le récit met en scène — et en question — les signes de l’imaginaire contemporain. Dans Les Gommes l’histoire policière n’est qu’un des éléments du projet, la trame que l’écriture a pour fonction de défaire et de recomposer. Robbe-Grillet a révélé comment pour ce livre — comme pour la plupart de ceux qui suivirent — il avait imaginé la mise en œuvre d’un mécanisme savant qui devrait, un peu comme chez Raymond Roussel, en régler le déroulement et en orchestrer les thèmes. Outre l’intrigue policière, deux figures importantes faisaient au départ fonction d’éléments générateurs : l’Oedipe de Sophocle qu’on retrouve, mais singulièrement transposé dans la relation qui unit Wallas l’enquêteur-meurtrier à Dupont la victime, et le serpent Ouroboros, symbole du temps ou du cycle répété des métamorphoses. Selon le mythe, les 108 écailles de l’Ourobouros sont numérotées de telle sorte que la somme de deux nombres consécutifs donne le chiffre de l’écaille suivante, la série entière formant une unique possibilité numérique. Robbe-Grillet a expliqué à Bruce Morrissette qu’il avait imaginé de découper l’intrigue, conçue d’abord chronologiquement, en 108 éléments qu’il aurait ensuite disposés dans un ordre parallèle à celui de l’Ourobouros. De ce projet initial il ne garda finalement qu’une construction circulaire du récit. Pour Les Gommes Robbe-Grillet s’était donc donné une règle du jeu composé d’un certain nombre d’éléments générateurs (roman policier, Oedipe, identifiable à plus d’un indice, par exemple aux chevilles enflées de Wallas, Ourobouros, également arcanes du tarot, répérables notamment dans un tableau accroché dans l’escalier qui conduit au cabinet de Dupont, etc.) Dans la suite, plusieurs de ses livres ou de ses films auront aussi au départ des éléments générateurs, des figures motrices. Les tableaux de Magritte qui ont cette fonction dans La Belle Captive témoignent d’autant plus évidemment de ce procédé qu’ils sont reproduits en marge du texte. Pourtant dans La Belle Captive comme dans Les Gommes, contrairement à Raymond Roussel qui appliquait avec une rigueur maniaque des règles de construction prédéterminées, Robbe-Grillet n’utilise les principes de base qu’il s’est donné que comme des incitateurs ; son écriture, dans une pratique inventive, efface le premier projet ou n’en laisse subsister que des ruines (ainsi le paysage représentant les ruines de Thèbes dans Les Gommes ou les objets d’un tableau intégrés au récit dans La belle captive, etc.). L’important est que le mécanisme d’écriture fonctionne selon un jeu de repères et de récurrence, qu’une construction se déploie non point comme transcription d’une réalité ou développement d’un savoir, mais bien comme récit. Sans doute n’est-ce pas cela qui frappa dès l’abord mais bien la manière dont Robbe-Grillet cassait la conception classique du roman, refusait l’illusion réaliste afin d’aller au plus près de la réalité, «aux choses mêmes» comme disait Husserl définissant l’objectif de la phénoménologie. Des Gommes à Dans le labyrinthe en passant par Le Voyeur et La Jalousie une nouvelle écriture romanesque s’affirmait qui à l’intrigue linéaire substituait la description rigoureuse de décors, d’objets, de mouvements, la mise en perspective, en reflets ou en abîme d’un nombre limité de séquences dont la reprise, la confrontation, l’approfondissement donnaient finalement les clés d’une histoire la solution d’une problématique. Cette écriture ne disait que le visible pour le narrateur ou tel personnage déterminé. Elle excluait l’analyse des caractères au profit de la mise en évidence des comportements, des réactions. Aussi bien, si dans Les Gommes, l’enquêteur, les policiers, la victime sont encore nommés, dans la suite les personnages sont réduits à leur prénom (Mathias dans Le Voyeur, Franck dans La Jalousie) ou à une initiale (A. dans La Jalousie), voire à une présence anonyme, à la fois effacée (puisque non désignée) et active (puisque lieu de la parole) comme celle du narrateur dans La Jalousie. Et les personnages de Dans le labyrinthe ne sont localisés et identifiés que par leur apparence, leur fonction (le soldat, l’infirmier, un homme, etc). On ne sait d’eux que ce qu’ils donnent à voir à qui les croise ou les rencontre. La description ici fait surgir la réalité. Le regard capte et la narration reconstruit le monde. Aussi bien la déambulation, l’errance des personnages (Wallas dans une ville du nord, Mathias à bicyclette ou à pied dans une île de l’Atlantique, le soldat dans une ville que l’ennemi menace, le narrateur de La maison de rendez-vous dans les rues de Hong-Kong, etc.) est bien le moyen de faire surgir cette réalité, de constituer un paysage, mais aussi — et cela sera plus net à partir de La Maison de rendez-vous— d’en révéler l’ambiguité, le caractère parfois fantasmatique (en quel temps et en quel lieu sommes nous, sinon dans l’espace du fantasme dans Topologie pour une cité fantôme ?) Et s’il n’y a pas déambulation, il y a toujours quadrillage d’un espace par le jeu minutieux de la description (le jardin de La Jalousie) ou par un réseau d’itinéraires (le métro de New York). Pourtant il semble qu’à partir de La maison de rendez-vous quelque chose se modifie dans l’écriture de Robbe-Grillet, qu’il passe lui-même du nouveau roman à un nouveau roman. Les choses paraissent avoir moins d’importance (encore que la table — d’opération, de torture — de Projet pour une révolution à New-York soit une figure centrale du récit et qu’on la retrouve dans Topologie d’une cité fantôme), les personnages retrouvent des noms, l’érotisme et la violence occupent une place dominante. Sans doute, mais chaque roman a son système et ce qui intéresse Robbe-Grillet c’est à chaque fois de mettre en œuvre une nouvelle problématique : « Je ne peux pas aller plus loin que La jalousie, dit-il, pour les processus mis en jeu dans la jalousie » Aussi dans La maison de rendez-vous ou Projet pour une révolution à New-York il décrit moins des objets que des aventures. Si l’érotisme et la violence y rappellent certaines scènes — plus discrètes mais non moins présentes — du Voyeur ou de Dans le labyrinthe et témoignent par là même d’une continuité thématique, elles prennent d’autres formes et renvoient par exemple aux images du cinéma érotique ou du roman noir. On retrouve là ces modèles dont nous parlions plus haut. Enfin le dernier livre de Robbe-Grillet Topologie d’une cité fantôme est une sorte de roman carrefour où l’on reconnait ses obsessions (le sexe, le sang, les jeux du temps et de l’espace, la passion du signe et du décryptage — depuis Les Gommes il parsème ses textes d’images, de mots à décoder) mais où l’écriture se fait plus fluide, presque plus sensuelle, où lui-même s’amuse à transgresser ses propres interdits, à introduire des métaphores (quitte à ce que les adolescentes qui les pratiquent s’en lassent vite), ou à glisser au passage des objets (la bicyclette du Voyeur) le roman sur l’Afrique de La jalousie) provenant de ses livres antérieurs. Mais s’il y a là comme une discrète traversée de son œuvre, elle nous dévoile soudain que, depuis le mythe d’Oedipe dans Les Gommes, cette œuvre, avec la mise en cause du romanesque dans La Jalousie ou La Maison de rendez-vous, la description de la civilisation technique et de ses violences dans Projet pour une révolution à New-York, les références à l’histoire et à l’art dans Topologie d’une cité fantôme, est aussi une traversée de notre culture. ► Bibliographie
Romans
Les Gommes, 1953 : Le Voyeur, 1955; La Jalousie, 1957; Dans le labyrinthe, 1959; La Maison de rendez-vous, 1965; Projet pour une révolution à New-York, 1970; Topologie d'une cité fantôme, 1976 ; Nouvelles Instantanés, 1962;
Essais
Pour un nouveau roman, 1963 ; Ciné-romans L'année dernière à Marienbad, 1961 ; L'Immortelle, 1963; Glissements progressifs du plaisir, 1974; Tous ces livres aux éditions de Minuit. Alain Robbe-Grillet et René Magritte : La Belle Captive, 1976, roman, Bibliothèque des Arts;
A consulter
Bruce Morrissette : Les romans de Robbe-Grillet, 1963, Minuit; Olga Bernai : Alain Robbe-Grillet :le roman de l'absence, 1964, Gallimard ; Ludovic Janvier : Une parole exigeante : le nouveau roman, 1964, Minuit; Jean Miesch .Robbe-Grillet, 1965, classiques du XXe siècle, éditions Universitaires; Jean Ricardou .Problèmes du nouveau roman, 1967, Seuil ; Robbe-Grillet, colloque de Cerisy sous la direction de Jean Ricardou, 1976, 2 volumes, 10/18;