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"Ajustement" et développement, une contradiction inévitable?

"Ajustement" et développement, une contradiction inévitable? Parmi les revendications internationales formulées depuis le début des années quatre-vingt à propos du tiers monde, peu de termes auront été entendus aussi fréquemment que ceux d'"ajustement structurel". De quoi s'agit-il? Pourquoi et à quoi le tiers monde doit-il "s'ajuster"? Quelles "structures" sont ainsi mises en question? Qui exige cet ajustement? A partir de la décennie soixante-dix, on le sait, l'économie mondiale est bouleversée par de profonds changements: détérioration du système monétaire international, chocs pétroliers, recul de la croissance, déséquilibres des balances de paiements, déséquilibres alimentaires, variations brusques puis détérioration profonde des cours des produits de base, transformation des conditions de la concurrence internationale. Les pays du tiers monde non exportateurs de pétrole vont tenter, pour la plupart, de sauvegarder leur croissance en recourant à l'endettement. L'expansion massive des emprunts sera d'abord facilitée par l'abondance des recettes pétrolières, recyclées dans l'appareil bancaire occidental ; mais au début des années quatre-vingt - à l'occasion de la menace de défaillance de l'un des principaux débiteurs du tiers monde, à savoir le Mexique -, les prêteurs internationaux perdent brusquement confiance et refusent désormais d'alimenter les flux de capitaux vers les pays endettés. Ceux-ci, auxquels se sont joints les pays pétroliers eux-mêmes, engagés dans de gigantesques programmes de dépenses, se voient ainsi bloqués dans leurs projets de développement et dans leurs habitudes sans cesse accrues de consommation importée, d'autant plus qu'est venu le temps des premiers remboursements et que les taux d'intérêts se sont considérablement élevés. Simple crise financière, à laquelle chaque pays pourrait faire face par une brève cure d'austérité interne? Non, précisément parce qu'il s'agit de flux internationaux et de montants considérables: pour certains pays, le remboursement dû aux créanciers représente bientôt un tiers, la moitié, voire deux tiers de la valeur de leurs recettes d'exportation. Les banques créditrices comprennent qu'elles n'ont guère de chances d'être payées dans de telles conditions et elles protestent bruyamment, mais elles ne sont pas les seules. Car cette situation, si elle se généralise, menace l'avenir des échanges internationaux, c'est-à-dire le pilier central de l'économie mondiale et de sa prospérité. D'où l'intervention massive des organismes financiers multilatéraux, conduits par le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale, qui sont à la fois prêteurs internationaux et, de par leurs statuts, garants du système des échanges mondiaux. Ce sont eux, appuyés par l'ensemble des bailleurs de fonds occidentaux, qui vont exiger l'"ajustement structurel" des pays endettés. Le marché comme gendarme Quelles formes vont prendre cette intervention et ces exigences? Celle d'un apport de ressources en devises, sans doute, mais assorti de l'imposition autoritaire de ce que l'on appellera désormais la "conditionnalité". Les prêteurs ne sont pas des philanthropes, ils veulent être remboursés: ils ne consentent donc à de nouveaux prêts qu'en faveur des pays qui s'engagent dans des stratégies internes garantissant le remboursement futur de leurs dettes. Ces stratégies internes doivent ainsi réaliser l'"ajustement structurel" des économies nationales aux nouvelles conditions de l'économie mondiale. D'abord en résorbant les principaux déséquilibres: les pays endettés vivent au-dessus de leurs moyens, ils doivent réduire leurs déficits externes et internes. Déficit de balances des paiements: en dévaluant leur monnaie, en réduisant leurs importations au minimum incompressible, en réorientant au maximum leur appareil productif vers l'exportation sur les marchés mondiaux. Déficit des finances publiques: en accroissant la pression fiscale et les tarifs des entreprises publiques, en réduisant autant que possible l'emploi et les salaires dans la fonction publique, ainsi que les subventions de l'État en faveur de certains produits. Mais les exigences des organismes internationaux s'étendent bientôt au-delà de la réduction des déséquilibres. Au nom de la philosophie libérale qui domine leurs conceptions économiques, les pays industrialisés et les organisations financières internationales exigent la réduction au minimum du rôle économique de l'État, et le respect scrupuleux des seuls critères du marché dans la mise en oeuvre des politiques économiques. L'efficacité par rapport à ces indications du marché devient ainsi référence unique des décisions publiques et privées, au mépris de toute autre considération d'équité sociale ou d'autonomie nationale. L'ajustement n'est plus seulement rééquilibrage du court terme, il exige la transformation des structures et des objectifs des économies nationales. Les défavorisés davantage exclus Les programmes d'ajustement vont pratiquement se substituer à toute stratégie de développement global. On découvre très vite les conséquences qui vont en découler pour ce développement. D'abord en termes économiques, c'est-à-dire sur le terrain spécifique où ces programmes se sont eux-mêmes cantonnés. Les conditions et les délais du rééquilibrage exigé sont le plus souvent tellement irréalistes que la plupart des pays ne seront pas en mesure de les respecter, même s'ils le souhaitaient réellement: ils se trouveront ainsi engagés, non pas dans une cure provisoire et volontaire d'austérité, mais dans une succession d'exigences extérieures et d'échecs dont rien ne permet d'entrevoir le dénouement. L'incapacité où ils se trouvent d'atteindre les résultats escomptés sera d'ailleurs renforcée par l'impact dépressif des programmes imposés: le blocage des dépenses et des importations va se traduire par un blocage de l'appareil productif lui-même et de son expansion, et donc par une nouvelle réduction de la croissance, qui rendra à son tour le rééquilibrage de plus en plus difficile. Le cercle vicieux est ainsi bouclé. Mais ce n'est pas tout. L'attention exclusive accordée au critère d'efficacité par rapport aux demandes du marché va provoquer une dégradation profonde des conditions sociales des moins favorisés, dont plus rien ne protège le droit à la survie. Le marché ne connaît, par définition, que les productions permettant un profit et les besoins de ceux qui peuvent payer. Les activités non directement rentables seront donc totalement ignorées, mais aussi les besoins de ceux dont le revenu ne permettait de payer qu'une part du coût réel des biens essentiels (c'est pourquoi le prix du pain était subventionné, par exemple). Il en ira de même de ceux dont le gagne-pain, ou simplement le niveau de vie, dépendait largement du maintien des services publics, lesquels sont désormais privés des moyens nécessaires à leur fonctionnement: ce sera le cas, par exemple, des indigents, des malades, des mères de famille sans revenus et de leurs enfants, mais aussi des agriculteurs isolés par le non-entretien des routes, des enseignants et des élèves dont l'école ne reçoit plus aucune ressource, et ainsi de suite. D'où l'émergence de nouvelles tensions sociales face à l'enrichissement d'une minorité, tensions pouvant aller jusqu'à l'explosion et à l'émeute ; celles-ci aggravent à leur tour la menace sur le rééquilibrage et la croissance. Nouveau cercle vicieux. Développement: le choix impossible Les coûts économiques et sociaux de l'ajustement sont aujourd'hui mieux connus, et certains efforts commencent à être organisés - même par les organisations internationales - pour y faire face. Mais le monde des technocrates continue d'ignorer presque totalement une troisième forme de coûts: ce sont les coûts politiques. Ce sont d'abord les coûts évidents de la dépendance politique vis-à-vis des bailleurs de fonds extérieurs et des organisations internationales. Cette dépendance saute aux yeux lorsque l'on voit aujourd'hui fonctionner les principales administrations publiques des pays "sous ajustement", étroitement soumises jusque dans le détail de leurs décisions quotidiennes à la contrainte des engagements qui leur ont été imposés. On ne peut guère considérer cette contrainte autrement que comme une véritable "mise sous tutelle", qui rappelle fâcheusement des souvenirs coloniaux. Mais il y a peut-être encore plus grave. En imposant au monde entier de manière homogène, aveugle, indiscutable, les règles spécifiques d'un système économique dominé par les pays industrialisés, les bailleurs de fonds et les organisations financières multilatérales opposent en pratique aux pays du tiers monde une interdiction formelle de toute recherche d'une voie de développement originale ; ils font obstacle à toute prise en compte des aspirations spécifiques de sociétés qui, après tout, ont le droit d'être différentes et de s'affirmer comme telles. A supposer même qu'ils réussissent à surmonter leurs propres contradictions (freinage de la croissance, par exemple), les programmes d'ajustement sont ainsi devenus le moyen le plus sûr d'interdire tout pluralisme et tout choix en matière de développement. Que faire alors? Il faut dissiper d'emblée une équivoque: l'ajustement est inévitable. On ne peut pas vivre indéfiniment au-dessus de ses moyens, dépenser plus qu'on ne gagne, importer plus qu'on n'exporte ; aucun pays ne peut compter à long terme sur un secours unilatéral et indéfini de l'économie mondiale. Mais il y a plusieurs voies pour faire face à ce déséquilibre. Retrouver les voies d'une compatibilité Premièrement, on peut réclamer un élargissement des "marges de manoeuvre", c'est-à-dire des délais et une progressivité plus réaliste pour le rééquilibrage. Un déficit structurel important dans les finances publiques ou les paiements extérieurs ne se réduit pas en dix-huit mois: les grands pays industrialisés n'ont guère de leçons à donner dans ce domaine. Et d'ailleurs, le rééquilibrage nécessaire n'est pas purement financier: on peut aussi y contribuer par une mobilisation accrue des ressources physiques, notamment en éliminant de multiples sources de gaspillage. Mais il y faut du temps. Deuxièmement - même si l'état actuel des théories économiques obscurcit cette question, et si l'on n'en connaît pas encore bien les éléments de réponse -, rien n'oblige les pays souverains à se conformer totalement aux diktats nés d'un certain état de l'économie mondiale. A se plier aux rapports de forces entre grandes puissances, par exemple, et aussi à la règle prétendument absolue de la compétitivité internationale. On sait aujourd'hui que l'isolement et l'autarcie ne sont pas viables, certes ; c'est donc vers une sorte de protectionnisme sélectif vis-à-vis des influences et surtout des ressources extérieures - qu'elles soient économiques, sociales, politiques ou culturelles - que doivent s'orienter les collectivités lorsqu'elles ne veulent pas accepter une dépendance totale vis-à-vis du système mondial dominant. En toute honnêteté, on ne voit pas très bien quelle règle scientifique ou morale déterminante viendrait s'opposer à une telle sélectivité. Troisièmement, il est peut-être temps d'aborder, enfin, une véritable réflexion sur l'autonomie nécessaire des nations dans l'économie mondiale actuelle. Car, en définitive, le système existant n'est certainement ni le plus efficace, ni le plus juste des systèmes concevables. Et l'on ne voit pas au nom de quoi il faudrait s'accrocher à la thèse d'un ajustement unilatéral: si les pays en développement doivent s'ajuster aux conditions de l'économie mondiale, ne peut-on envisager, aussi, que celle-ci se transforme - et transforme ses règles de fonctionnement, puisque celles-ci sont définies par consensus - pour mieux répondre aux besoins spécifiques des pays en développement? Au total, on peut affirmer que développement et ajustement sont tous deux indispensables, mais qu'il faut sortir des sentiers battus pour retrouver les voies de leur compatibilité.

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