ABSTRAIRE (étymologie)
ABSTRAIRE : vient du verbe latin abstrahere, fait du verbe simple tra-here = «tirer», et du préfixe abs- qui marque l'origine, le point de départ d'un mouvement. Le verbe eut d'abord un sens matériel : s'«abstraire», c'était se retirer du monde. A côté de ce sens matériel s'est développé un sens figuré. On abstrait en isolant un caractère d'un ensemble, en définissant une notion théorique à partir de considérations concrètes, etc. Le verbe s'est enrichi par l'emploi du participe passé passif abstrait (latin abstractus) : « ce qui a été isolé par la pensée ». D'où les mots : abstraction, abstractif, et même abstractionnisme et abstractionniste. Nous sommes là dans un registre du vocabulaire savant, prisé des philosophes.
ABSTRACTION
ABSTRAIRE
1. Dans le sens courant, abstraire signifie ne pas tenir compte (abstraction faite de son âge...).
2. Dans le sens scientifique, abstraire signifie considérer à part un élément qui ne se rencontre pas seul dans la réalité (la couleur est une idée abstraite car on ne rencontre que des objets colorés et des couleurs variées).
On voit donc que ces deux emplois en viennent à se contredire car ce dont on fait abstraction c’est ce qu’on néglige, alors qu’une abstraction c’est ce qu’on considère spécialement en négligeant ce qui l’accompagne.
Par abstraction (sens 2) on parvient à des déterminations générales qui s’éloignent des réalités concrètes livrées par l’expérience. Gaston Bachelard écrit : «d'abstraction est la démarche normale et féconde de l’esprit scientifique1 » ; en effet, la connaissance scientifique, pour être rationnelle et sûre, doit quitter les cas particuliers et formuler des lois générales1. De même Karl Marx affirme que la méthode scientifiquement exacte consiste à aller de l'abstrait au concret : il faut d’abord définir des termes abstraits — par exemple, en économie, les termes «valeur», «commerce», «marché», «offre», «demande»... — et ensuite reconstituer les relations qui existent entre ces termes — les rapports entre offre et demande, entre production et marché, ... — pour enfin donner le tableau complet de ce qui se passe dans la réalité. Le commerce existe bien avant que les économistes en expliquent les lois mais, pour formuler ces lois scientifiquement, il faut suivre la démarche que nous venons d’exposer : «les déterminations abstraites aboutissent à la reproduction du concret par la voie de la pensée2». Ce n’est pas la même chose de vivre concrètement la réalité — ici faire du commerce — et de la penser scientifiquement — ce qui se fait abstraitement.
En dépit de l’emploi péjoratif du mot (se perdre dans les abstractions), abstraire représente donc l’opération mentale essentielle pour la constitution de la connaissance2.
1. G. Bachelard (1884-1962) : La formation de l'esprit scientifique (p. 5), éd. Vrin, 1972.
On peut lire aussi du même auteur Le nouvel esprit scientifique, introduction (p. 5 à 22), éd. P.U.F.,,1973, qui affirme la nécessité de l’abstraction.
1. Telle est exactement la démarche suivie dans la méthode expérimentale.
2. K. Marx (1818-1883) : Contribution à la critique de l'économie politique (p. 164-166), éd. Sociales, 1966.